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Ayiti - Exit - Aux origines du cordon sanitaire (3 de 8)

Le bras vengeur de Dessalines

 Par Alin Louis Hall --- Le spectre d’un éventuel retour des Français loin de motiver les citoyens à se préparer à un ultime combat les porte à profiter du système dont ils ont hérité sans se soucier de le transformer. C’est alors que s’installe pernicieusement la mentalité du « deux jours à vivre ». Cette façon de voir le monde ne vise qu’à accaparer rapidement le maximum de richesse pour s’assurer des lendemains meilleurs au détriment de la construction de l’état - nation qui vient de naitre au prix de lourds sacrifices. Cependant, l’épouvantail d’un retour imminent à l’esclavage tourmente l’esprit des pères fondateurs. Cette phobie accapare Jean-Jacques Dessalines et l’amène tout droit à promulguer l’ordonnance du 9 avril 1804 pour l’érection du système défensif national qui stipule que :

« Les généraux divisionnaires, commandant les départements, ordonneront aux généraux de brigade d’élever des fortifications au sommet des plus hautes montagnes de l’intérieur, et les généraux de brigade feront, de temps en temps, des rapports sur les progrès de leurs travaux ».

(signé) : DESSALINES

Il importe ici de s’arrêter sur les rancœurs et les amertumes qui vont être les piliers de la société qui émerge. Rédigé par un Boisrond-Tonnerre ayant vécu et étudié en France à l’époque où la question des Droits de l’Homme est sérieusement agitée, le document fondateur commence avec « Liberté ou la mort » et termine sur le serment « de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination ». En plus des griefs de Boisrond-Tonnerre, le document ne fait référence à aucun texte légal ou de droit coutumier. En effet, l’acte de l’indépendance plante les germes féconds de la paranoïa et de la psychose qui tétanisent les esprits. Si ce conditionnement mental est la conséquence d’une victoire que les nouvelles autorités croient éphémère, il n’explique pas tout.

En effet, Leslie Péan y voit la source à laquelle s’abreuve « l’idéologie antiblanc formulée par Boisrond -Tonnerre dans la phrase instituant l’exclusion de l’Autre “… il nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin...”[1] » À cette griffe du tonnerre, le conseiller politique Jean-Jacques Charéron se doit immédiatement de rétorquer : « Avec cette conception, vous allez créer une société à faire du mal[2]. » Par la suite, cette prémonition se matérialise par « le massacre des Français et est consacrée dans la Constitution de 1805 par le refus du droit de propriété aux Blancs quelle que soit leur nationalité[3]. » Néanmoins, cette sanglante proscription épargne tout de même quelques professionnels ou autres médecins. Des Anglais, Allemands, Polonais, Américain sont protégés. Certains amis de Dessalines dont Jean Caze et Joseph Bunel sont eux-mêmes épargnés.

Pourquoi ce massacre est-il ordonné ? En exterminant les Français, certains pensent que Dessalines veut   atténuer   les antagonismes existants entre les deux nouvelles classes dominantes noir et mulâtre, assouvir ainsi leur désir de vengeance et leur permettre surtout de prendre possession des biens des anciens colons sans se soucier de la masse afro-paysanne. Suivant ce cheminement, on est tenté d’avancer que l’un des objectifs inavoués est aussi un arrangement boiteux qui consacre l’exclusion des Bossales. Vertus Saint-Louis semble abonder dans ce sens lorsqu’il écrit :

« Avant même d’être dirigée contre les Français, l’alliance entre Pétion et Dessalines, présentée comme fondatrice de la nation haïtienne, a été une coalition des classes dirigeantes indigènes visant à écarter de toute participation à la vie politique, ceux qu’elle considère comme des Africains, dangereux. L’unité a été un prétexte pour ceux qui s’estimaient être les lumières en vue d’écraser ceux qui étaient perçus comme les ténèbres d’Afrique[4]. »

En outre, comme Péan l’accentue,

« Dans les faits, cette politique d’exclusion n’a pas été appliquée uniquement contre les Blancs par les détenteurs du pouvoir créole, mais également contre tous les Haïtiens du « pays en dehors », les Bossales descendants des Africains de première génération, encore dénommés Congos. Cette idéologie raciale, inscrite dans le préjugé de couleur mulâtre-noir et l’opposition Créole-Bossale se perpétue avec la survivance du savoir colonial[5]. »  

Dans l’intervalle, de février au 22 avril 1804, le massacre des Français s’opère sur la base de la justification raciale bien plantée dans l’Acte de l’Indépendance. Dessalines lui-même déclare : « Je veux que le crime soit national, que chacun trempe sa main dans le sang[6]. » Le fléau est assumé autant par les Noirs que par les Mulâtres dont certains tels que Jean Zombi et Jean Zépingle [7]. Ce dernier fait son entrée dans le panthéon du vaudou[8] haïtien comme un esprit du rite Petro pour avoir massacré le plus de Blancs[9].

Il n’est pas surabondant ici de rappeler l’agrégat des troubles psychosomatiques liée à une réalité socio-économique ayant réprimé les besoins et les pulsions primaires, biologiques des petits enfants de la brutale transplantation. Dans la mesure où il ne s’agit pas d'action d'un individu isolé, il est tout de même utile de souligner que le psychologique a tendance à ignorer l’expression irrationnelle du fait social et ses conséquences. Aussi, importe-il de comprendre comment le chapelet d’atrocités égrenées par les doigts des premiers dirigeants haïtiens contribue-t-il à mettre en place le cordon sanitaire autour du coup de la jeune nation ? Ce débat trop longtemps esquivé doit ouvrir certaines pages méconnues de notre histoire. Il convient alors de partir de la prémisse que le moment haïtien en tant que phénomène a eu et revêt encore un caractère supranational et transculturel.

Il importe de toujours rappeler que la société esclavagiste est à l’époque le modèle dominant du monde dit nouveau et que la révolution haïtienne assène un coup fatal à l’ordre établi qui est fondamentalement raciste et antinoir. On s’explique ainsi que la peur de la révolution qui craque cet ordre joue le rôle de vase communiquant dans les couloirs diplomatiques des puissances du monde atlantique. La présence de l’Angleterre à la Jamaïque, celles de l’Espagne, du Portugal et de la Hollande sur tout le continent et la proximité des Etats-Unis esclavagistes font, toutes   et   chacune, office d’une conspiration non concertée contre la jeune nation. Des rumeurs fondées font cas d’espions   à   la   solde   de   puissances   étrangères qui, sous couvert de négociants étrangers, tiennent le pays à l’œil et espionnent pour le compte de leurs pays respectifs. Ces puissances veulent être bien renseignées sur la situation haïtienne. Et, c’est précisément sur la virulence de ce complot antihaïtien, c’est notre point de vue, que Dessalines va se fourvoyer sur les forces en présence.

La véritable question est de savoir ce que peuvent être les motivations de Dessalines. Rapidement, l’humanisme dessalinien qui prend pour fin l’homme noir et son épanouissement se manifeste dès le 14 janvier 1804. Le décret du jour ne souffre d’aucune ambiguïté. Au centre des préoccupations du nouveau pouvoir d’État est le retour d’un « grand nombre de noirs et d’hommes de couleur, indigènes, [qui] souffrent aux Etats-Unis d’Amérique, faute de moyens pour retourner dans leur patrie »[10]. A la hauteur de sa mission historique, la première expérience d’autodétermination d’Afro-descendants des Amériques accorde aux capitaines de navires américains la somme de quarante gourdes par personne « rapatriée » en Haïti. Toutefois, il importe de comprendre comment les conseillers de Dessalines ne l’ont pas mis en garde contre la portée et les implications d’une telle ordonnance pour les milieux conservateurs esclavagistes américains. À Marchand, les nouvelles autorités sont-elles objectivement renseignées sur les activités des autorités espagnoles de la colonie limitrophe ? Cette question s’applique aussi à la Jamaïque britannique et à la possession espagnole de Cuba séparée de la pointe nord-occidentale d’Haïti par le Canal du vent, un détroit d’à peine quatre-vingts kilomètres.

Toutefois, à notre tour de spéculer que l’importance économique de Saint-Domingue pousse Dessalines à ne pas cerner dans toute sa dimension le contexte géopolitique hostile dans lequel il prononce l’indépendance d’Haïti. Fort du succès du blocus naval anglais qui contribue largement à notre guerre de libération, Edward Corbet, proche collaborateur du gouverneur George Nugent de la Jamaïque débarque en Haïti. L’objectif est de négocier les conditions d’un accord commercial avec Dessalines. Une fois arrivé à Port-au-Prince, Corbet rapporte dans une lettre en date du 25 janvier 1804 que le nombre de Blancs est « très insignifiant », et estime que leur population « s’approchait rapidement de l’extermination totale »[11]. Un peu partout à travers le pays, des battues sont organisées pour découvrir les Blancs qui se cachent, les dépouiller de tout ce qu’ils possèdent avant de les exécuter. « On disait que de cette façon Dessalines a amassé une grande fortune[12]. » Interrogé sur la promesse qu’il a faite de protéger les Blancs, il répond qu’il « ne l’avait fait que dans le but de les détruire et de se venger du traitement qu’ils lui avaient fait subir »[13].

Dans un rapport daté du 9 février, le capitaine d’un vaisseau de guerre britannique, The Tartar, rapporte, avant de laisser le Môle Saint-Nicolas, qu’il a appris que le « monstre Dessalines » a donné l’ordre de déposséder les Blancs de tous leurs biens, et ensuite de les mettre à mort « sans faire la moindre distinction de sexe ou d’âge. » Selon les estimations, à Jérémie cinq cent cinquante personnes ont été réunies par les Noirs (des hommes, des femmes et des enfants), parmi lesquelles trois cent huit « tombèrent, victimes de leur vengeance exercée pendant ces trois jours… ». Ceux qui peuvent y échapper aussitôt retrouvés subissent le même sort. Ce rapport fait état d’une situation des plus macabres après le massacre :

« […] Les rues demeuraient rouges du sang de ces malheureux gens, et leurs corps étaient laissés exposés à la vue sur la plage, en fait Jérémie maintenant est le théâtre d’une affreuse horreur impossible à décrire »[14].

Selon le capitaine, ce carnage procède de la détermination de Dessalines « de ne pas avoir une seule personne blanche dans l’île après avoir déclaré que leur présence est offensante à sa vue ». Il précise que quatre-vingts mules laissent Jérémie chargées des richesses enlevées aux Blancs. Le même rapport indique non seulement que cela ne rivalise pas à ce qu’il a pu accumuler de la même manière au Cap mais aussi que, là où Dessalines se rend, les scènes de pillage ne sont pas différentes.[15]. En juin 1804, M. Sutherland, qui laisse Haïti à bord d’un bateau commercial, avance que la population blanche est en voie d’extinction. Ses informations corroborent les scènes sanglantes qui sont, selon lui, loin d’être terminées. Il affirme que Dessalines est devenu riche avec l’argent que les Blancs de Jérémie. L’astuce est de leur offrir la vie sauve puis de les massacrer. Il rapporte l’extermination de « tous les femmes et enfants qui restaient à Port-au-Prince !! » comme une histoire « si cruelle et barbare que l’on peine à y croire ». À son quartier-général du Cap, Dessalines proclame : « Jamais aucun colon ni Européen ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maitre ou de propriétaire[16]. »

L’entourage de Dessalines est composé de mulâtres. La plupart d’entre eux observent les atrocités de la révolution française et reviennent de France après leurs études. Le rapport de Sutherland confirme que ces derniers agitent l’idée du massacre des Français. Se sentant désormais menacés par le même sort des Blancs « dont ils avaient encouragé la destruction […] maintenant ils comprennent leur erreur, lorsqu’il est peut-être trop tard »[17]. Le bras vengeur de Dessalines n’épargne personne et frappe même les amis des autorités britanniques de la Jamaïque. Parmi les victimes des mains de Dessalines et de ses subordonnés, on compte un certain Peroty, propriétaire d’une plantation où Corbet et le marchant Whitfield ont séjourné. Malgré les interventions des cultivateurs, Dessalines impassible ne lui épargne pas la vie[18]. Dans un message à un ami, un habitant de Saint-Yago de la Vega informe que les Blancs des villes tels que Cap-Français, Jérémie et Les Cayes viennent tous de connaitre le même sort. Sa correspondance confirme que, parmi ceux qui n’ont pas mérité des faveurs de Dessalines, se trouvent des accointances personnelles dont « Mynardie, Piccard, Tortine, Angs, Ducondrai, Bissaignet, père et fils, Domin, Poyer, Laraffie, Canniere… ». Ces derniers ont été noyés avec de nombreux autres Français[19].

Le chambardement survenu à Saint-Domingue suivi des troubles en Haïti nous met en face d’une réalité incontestable : entre 1791 et 1805, un traumatisme chasse l’autre et revigore le jeu des alliances de la coalition anti-haïtienne. Après la débâcle de l'expédition de Leclerc en 1803, l’Espagne, pour ménager Napoléon, tolère une présence française dans la partie orientale de l’ile sous les ordres du général Jean-Louis Ferrand et du général François-Marie Perichou de Kerversau, également préfet colonial de la Guadeloupe. Mais, le général Ferrand, confronté au départ massif des Espagnols depuis 1795 et à l'abandon des élevages, principale activité de la partie espagnole, entreprend de relancer les grandes plantations sucrières avec des colons français. Ferrand commet l’inconcevable et autorise ses troupes à traverser la frontière pour capturer des Haïtiens[20]. Aussi, les pères fondateurs sont-ils contraints d’anticiper et de réagir après les vains efforts de reconnaissance internationale. Les relations diplomatiques sont donc reléguées au second plan et les mesures réactives orientent la conservation de l’indépendance. Les préoccupations tenant compte du contexte géopolitique hostile vont alors se traduire par des actions très concrètes.

 Par Alin Louis Hal


[1] Leslie Péan, « La conférence de Chicago (4 de 5) De la bataille de Vertières à Anténor Firmin: la problématique de l’indépendance des peuples », publié le 4 décembre 2013 sur www.alterpresse.org

[2] Leslie Péan, « La conférence de Chicago (2 de 5) De la bataille de Vertières à Anténor Firmin: la problématique de l’indépendance des peuples », publié sur AlterPresse le 29 novembre 2013.

[3] Leslie Péan, « La conférence de Chicago (4 de 5) De la bataille de Vertières à Anténor Firmin, op. cit.

[4] Vertus Saint-Louis, « Les termes de citoyen et Africain pendant la révolution de Saint-Domingue », dans Laennec Hurbon, L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Paris, Les Éditions Karthala, 2000, p. 93.

[5] Ibid.

[6] Edgar de la Selve, Le pays des nègres : voyage à Haïti, ancienne partie française de Saint-Domingue, Paris, Hachette, 1881, p. 153.

[7] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, 1803-1807, P-au-P, Imprimerie Deschamps, 1989, p. 168-169.

[8] Vodou s’écrit aussi « vaudou »

[9] Milo Rigaud, La tradition voudoo et le voudoo haïtien. Paris, Éditions Niclaus, 1953, p. 67.

[10] « Décret qui accorde une récompense aux capitaines des bâtiments américains qui ramèneront des Haïtiens dans leur patrie », Quartier général, 14 janvier 1804, dans Linstant Pradine, Recueil, t. 1, 7.

[11] « Corbet à Nugent (Jamaica, 25/01/1804) », The National Archives (TNA), CO, 137/111, f. 158-160.

[12] Alejandro Gomez. Le syndrome de Saint-Domingue. Perceptions et repréesentations de la Révolution haïtienne dans le Monde atlantique, 1790-1886. Histoire. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), 2010. Francais. <tel-00555007v2>, p.78.

[13] « Whitfield à Nugent (Kingston, 22/03/1804) », TNA, CO, 137/111, f. 230-230.

[14] « The Tartar (Devant Môle Saint-Nicholas, 15/05/1804) », The National Archives (TNA), CO, 137/111, f. 275.

[15] Ibid.

[16] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, P-au-P, Deschamps, 1989, p. 182

[17] « Corbet à Nugent (Grays Penn, 04/06/1804) », The National Archive, CO, 137/111, f. 336-339.

[18] « Whitfield à Nugent (Kingston, 22/03/1804) », The National Archive, CO, 137/111, f. 230 v.

[19] « J. R. Fitzgerald à Hugh Cathcart (St. Iago, 23/02/1804) », TNA, CO, 137/111, f. 210A.

[20] Christian Rudel, La République Dominicaine, Editions Karthala, 2001, page 51