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Les nantis d'Haiti

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 Il faut gravir une montagne qui surplombe Port-au-Prince, se présenter à la grille face à un gardien dont le canon scié tournoie dans l'air frais, puis garer sa voiture dans la mêlée de 4 × 4 rutilants. La porte est ouverte. Un intérieur à la californienne. D'énormes sofas. Des téléviseurs plasma. Quelques répliques maladroites de grands peintres haïtiens. Des domestiques en livrée servent de petits morceaux de banane plantain, du cochon grillé et surtout des litres de rhum Barbancourt. Il y a là les héritiers d'une dizaine de familles-clés de l'économie insulaire. Les aciéries d'Haïti, la brasserie nationale, le principal importateur de ciment, une collectionneuse d'orchidées. Un homme fume des cigarettes mentholées en racontant comment il pallie l'absence de production alimentaire locale en important massivement du surgelé des Etats-Unis. On discute de tout, avec de grands rires. Des marées de tentes qui abritent sur chaque place publique les victimes du séisme du 12 janvier 2010. Du nouveau président Michel Martelly, qui a promis de mettre de l'ordre. Et puis, on ne parle plus. Une jeune femme branche son iPod. Rihanna est de la fête. Alors on danse.

Ce sont les invisibles, les silencieux. Ceux dont les médias internationaux, trop occupés à écumer les centres de traitement du choléra et les bidonvilles sédimentés d'Haïti, ne parlent presque jamais. Les 3 % de possélesnatis-fitnessdants qui gèrent 80 % de l'économie du pays. Ici, on les appelle les bourgeois. Ailleurs, on dirait le secteur privé. Il y a quelques semaines, à l'hôtel Karibe de Pétion-Ville, la communauté internationale a réuni des investisseurs étrangers, des Américains pour la plupart, avec l'idée de ne pas réduire la reconstruction à des flux de capitaux provenant de la charité mondiale. Bill Clinton, très impliqué dans le dossier depuis la catastrophe, a oublié les entrepreneurs haïtiens. Selon Frantz Duval, rédacteur en chef du quotidien Le Nouvelliste, "cette omission est très mal passée". Un acte manqué ? "Les grands patrons haïtiens sont immunisés contre les promesses de l'international. Depuis des décennies, ils se sont rendu compte que les étrangers n'étaient présents que deux ou trois printemps et qu'ils s'en allaient. Eux se sentent toujours mis à l'écart des tentatives de réhabilitation du tissu économique haïtien." C'est qu'ils ont mauvaise réputation.

Dans le désordre des griefs qui leur sont adressés : un soutien sans faille aux dictatures duvaliéristes ou aux forces paramilitaires après l'élection de Jean-Bertrand Aristide en 1991 ; un retrait presque total des secteurs de production nationale au profit d'importations plus rentables et moins risquées ; parfois même une implication dans le trafic de cocaïne sud-américaine, qui transite largement par cette île où l'Etat, depuis presque trente ans, se définit par son absence. Plus encore, aux yeux de tous, ils seraient coupables d'accepter le gouffre toujours plus profond qui les sépare de l'immense majorité des Haïtiens (deux tiers d'entre eux vivent avec moins de 1 dollar par jour). La plupart du temps, ils préfèrent donc se taire. Mais n'en pensent pas moins.

Pour rencontrer Pascale Théard, il faut sonner à un interphone, passer des murs énormes, renoncer à la laideur obsédante de Port-au-Prince. Elle vous attend, belle jeune femme aux cheveux noirs, dans une maison digne des magazines de décoration. L'immense porte sculptée ouvre sur un jardin avec piscine d'où l'on contemple toute la plaine, jusqu'aux camps de plastique qui cèdent parfois leur place, deux ans après le séisme, à des maisonnettes préfabriquées.

lesnatis-syrienneDu mobilier signé Philippe Starck côtoie un artisanat haïtien du meilleur goût et des œuvres de l'école de peinture Saint-Soleil. Pascale Théard, héritière d'un fabricant de spaghettis local, a travaillé dans le luxe à Paris. Elle conçoit aujourd'hui des sandales haut de gamme d'inspiration vaudoue et conseille la présidence sur l'artisanat. Le 12 janvier 2010, elle faisait ses courses au Caribbean Market, le plus gros du pays. Il s'est effondré sur elle. Après s'être extraite des décombres, blessée, elle a été prise en charge par un homme. "C'était un rasta, il ne savait même pas si ses enfants étaient encore en vie, mais il m'a aidée. Dans ce chaos, il y avait une solidarité extraordinaire." Pascale Théard ne répond à aucun des stéréotypes qui accompagnent en général les riches Haïtiens. Elle est presque blanche, comme beaucoup d'entre eux, mais son grand-père mulâtre était tombé amoureux d'une paysanne noire, transgression ultime dans un Etat qui, depuis l'indépendance conquise en 1804, a reproduit la plupart des structures de la société coloniale. "Il existe tellement de clichés sur Haïti. Des Occidentaux de passage me demandent comment je peux vivre dans ce luxe tant il y a de gens qui vivent sous une tente. C'est toujours un regard culpabilisant qui vient de l'étranger. Et eux, alors ? Sont-ils moins responsables parce qu'ils ne sont pas confrontés au quotidien à une misère crasse ? Moi je me bats pour que les gens sortent des tentes en leur fournissant un travail." Elle en veut à Aristide qui, selon elle, a misé sur les clivages et la haine de classe. "J'ai cru au changement. Mais il a monté les Haïtiens contre les Haïtiens. Aujourd'hui je soutiens le président Martelly. Il pense que ce ne sont pas les ONG qui vont réussir à transformer durablement le pays, mais l'économie réelle."

Huit mois après l'élection présidentielle, l'affiche rose fuchsia du candidat Martelly continue de hanter les murs du pays mais les averses tropicales et les gaz d'échappement l'ont ternie. Connu jusqu'ici pour ses chansons salaces et son cul nu lors des carnavals urbains, il vivait alternativement dans sa maison de Floride et dans son petit manoir de Port-au-Prince. Avec sa candidature, pour la première fois, la ligne de partage qui définit ce pays a été réduite : une grande partie de l'élite économique l'a soutenu quand les masses brandissaient son nom sur les boulevards du nord au sud. Sans parti véritable ni représentation parlementaire, il a dû se battre pendant de longs mois pour imposer un ministre. Quinquagénaire à la sévérité composée, il dresse un réquisitoire brutal contre certains entrepreneurs du pays. "On a décrit les riches Haïtiens comme l'élite la plus répugnante au monde parce qu'ils ont délaissé le côté social, ils ont privilégié leurs intérêts et ont abandonné la population. Ils sont responsables de la misère dans laquelle nous vivons aujourd'hui, assène-t-il. Il est inacceptable que certains d'entre eux se contentent de faire venir du riz et n'investissent plus dans l'agriculture nationale. Il faut aujourd'hui favoriser la classe qui a été dominée depuis deux cent sept ans d'indépendance. Je suis le catalyseur de ce changement."

Le président, dans une dépendance qui jouxte son palais encore en ruines deux ans après le séisme, s'en prend également à la présence étrangère. "Depuis le 12 janvier 2010, nous avons vu débarquer des dizaines d'ONG qui ne répondent à personne, qui s'engagent où elles veulent même quand il n'y a pas de nécessité, qui s'achètent les plus grandes voitures et louent les plus belles villas. Il nous faut un Etat sérieux, un Etat décidé qui soit capable de contrôler ce qui se passe sur notre territoire." Mais peut-il seulement faire ce qu'il dit ? Historiquement, l'Etat haïtien est une idée chancelante dont les fonctions régaliennes sont financées par la générosité internationale. La plupart des secteurs y compris l'eau et la santé sont pris en charge par l'étranger. Dans ses bureaux préfabriqués, le responsable de la Direction générale des impôts (DGI) laisse à une secrétaire affairée sur une machine à écrire le soin de recopier des espèces de grimoires empoussierés, dont certains datent de 1820. Les archives du cadastre national ont miraculeusement survécu à l'effondrement du bâtiment de cinq étages qui accueillait la DGI. Robert Joseph, alors directeur adjoint, se trouvait avec son supérieur dans un bureau situé au dernier niveau quand les murs ont commencé à danser. La plupart de ceux qui étaient présents sont morts. Lui a survécu du béton pendant plusieurs jours, une fracture ouverte à la jambe, avant d'en être extrait. Mais sa mission actuelle, depuis qu'il a pris la tête de son service, paraît plus difficile encore.

nantis-eric-jeanbaptisteSur les contreforts de Port-au-Prince, dans la petite cité grouillante de Pétion-Ville, la DGI a créé une section pour les gros contribuables ; en 2010, elle a réussi, malgré le séisme, à récolter 200 millions d'euros d'impôts. L'air y est climatisé. Le personnel accort. Il publie chaque année une liste des cent plus grands contribuables, acte de transparence censé autant souligner le travail de l'Etat qu'afficher au fronton républicain les entrepreneurs les plus méritants. Parmi eux, le secteur bancaire, des importateurs d'automobiles, les moulins d'Haïti, mais aussi de simples branches hôtelières qui, avec seulement 200 000 euros de contribution annuelle, s'affichent parmi les trente premiers contribuables du pays. Signe de déliquescence du secteur économique local, l'une des plus importantes entreprises en Haïti en termes de taxes payées (1,4 million d'euros en 2010) est la propriété d'un milliardaire irlandais. La couleur rouge de sa société de téléphonie mobile, Digicel, a conquis la moindre parcelle du territoire national. les revendeurs de cartes, les affiches publicitaires, même les murs privés qui ont été loués pour y placer des fresques immenses, tout Haïti semble pris d'une ferveur écarlate. Au sommet d'une tour de verre à la modernité effarante dans une capitale où les tours se comptent sur les doigts d'une main, le PDG de Digicel Haïti reçoit avec une confiance hilare qui change de la discrétion parfois paranoïaque des entrepreneurs haïtiens. Il est belge, a 36 ans ; cheveux lissés, chemise ouverte, Maarten Boute dirige sans faire de manières, l'un des empires les plus puissants d'un pays de dix millions d'habitants.

L'année dernière, son patron Denis O'Brien a