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Haiti : Identité et transformation sociale (partie 1)

Par Leslie Péan --- Conférence prononcée le jeudi 21 juin 2012 à la faculté des Sciences Humaines à Port-au-Prince avec Laennec Hurbon comme discutant animant la discussion et Fritz Dorvilier comme modérateur

Je suis honoré par votre invitation et je vous en remercie. La thématique sur laquelle vous me proposez d’intervenir, c’est-à-dire Identité et transformation sociale, est très vaste. La problématique développée ici rejette le morcellement de l’approche réductrice de définition de l’identité humaine et propose de tenir compte de tous les ingrédients qui la composent, c’est-à-dire de sa complexité. L’identité ne renvoie pas uniquement à la psychologie individuelle ou encore à la conscience de soi mais aussi à la sociologie, c’est-à-dire à la société dans laquelle on nait et dans laquelle on évolue.

En ce sens, l’identité n’est pas que subjective mais aussi objective. Je soutiens les thèses présocratiques défendues par Héraclite sur la mouvance par rapport à celles de Parménide sur la permanence. Pour Héraclite « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Comme le dit Edgar Morin, « Individu et sujet, l’homme se construit dans un dialogue avec l’autre, mais aussi dans un dialogue avec lui-même. Une partie de lui pense et vit un travail affectif et imaginaire qui a pour horizon la mort, dans une "dialogique circulaire, rationalité - affectivité - imaginaire - réel - démence - névrose - créativité." [1] »

Haïti est aux prises avec la communauté internationale depuis ses origines. En la mettant sous embargo dès 1804 pour que les Haïtiens cuisent dans leur propre jus, elle a alimenté une situation d’autodestruction dans laquelle la recherche identitaire effrénée et les dérives de pouvoir personnel sont devenues la norme. « Le descendant des esclaves, dit Joan Dayan, devait non seulement rendre un tribut à ceux qui l’avaient asservi mais aussi se faire Blanc lui-même, tout en restant Noir » [2]. Problème existentiel de l’individu qui s’est traduit dans l’État, ce dernier vu comme une extension de l’individu. L’innovation inédite consistant à « se faire Blanc tout en restant Noir » pour répondre au dilemme de l’insertion internationale n’arrive pas à surmonter l’impasse raciste extérieure. Ce d’autant plus que les conditions de possibilité d’un renouveau intérieur sont rongées par la gangrène des luttes de couleur entre mulâtristes et noiristes. Le dispositif infernal de l’État marron multiplie l’insécurité non seulement au niveau des formes de propriété mais aussi au niveau des stratégies personnelles des individus en présence. Comme l’explique Joan Dayan, « La fabrique complexe de l’identité à travers la duplicité ou le dédoublement de la couleur s’avère cruciale dans la construction de la nation… » [3]

En Haïti, un des penseurs importants qui a abordé la question de l’identité est Anténor Firmin au XIXe siècle suivi plus tard de Jean Price-Mars au XXe siècle. Je vais donc parler un peu de l’expérience haïtienne avec Anténor Firmin avant de traiter de l’identité en relation avec les transformations sociales. Arthur de Gobineau a développé des thèses racistes sur la supériorité des Blancs et l’infériorité des Noirs dans son ouvrage De l’inégalité des races humaines en 1853. Des arguments racistes qui se retrouvaient également dans les écrits des philosophes tels que Hume et Hegel. Anténor Firmin a publié à Paris en 1885 un ouvrage intitulé De l’égalité des races humaines dans lequel il réfute les thèses racistes d’Arthur de Gobineau. Pour Firmin, il n’y a pas d’identité raciale, culturelle ou nationale supérieure à une autre. Les constructions identitaires s’inscrivent à l’intérieur de luttes de pouvoir pour le contrôle des ressources économiques, politiques et culturelles. Face au courant qui prétend que l’identité nègre est inférieure dans son ipséité, Firmin démontre, documents à l’appui, la contribution des Noirs au patrimoine historique, culturel et scientifique de l’humanité.

Refus d’agonie du savoir

Dans sa lecture de l’expérience haïtienne, Anténor Firmin a étudié la question de la « mentalité haïtienne » [4] en rapport avec les transformations sociales nécessaires pour avancer dans la voie du progrès. Il a pulvérisé les thèses des partisans de l’école anglo-saxonne attaquant celles de leurs adversaires de l’école latine. Rejetant les appels à l’étranger pour sauver Haïti, il écrit : « tout sera inutile et vain si les Haïtiens ne se décident pas à jeter un regard rétrospectif sur le passé et à sentir la nécessité de changer d’habitude, en abandonnant tous les préjugés intérieurs et extérieurs qui expliquent le retard de notre développement national. Il ne servira de rien que le meilleur concours nous vienne du dehors si nous ne nous redressons pas, dans un effort résolu, pour nous lancer virilement hors de l’ornière où nous avons trop longtemps trébuché. Notre destinée, en dernière analyse, doit être notre propre ouvrage. [5] » Firmin démasque ceux qui prétendent qu’il y aurait une identité haïtienne profonde qui résiste à toute stratégie de modernisation. Une identité immuable, figée, ancrée dans la tradition, intouchable et qui échappe à toute configuration précise et à toute spécificité. L’identité est au cœur de l’anthropologie, de l’étude de l’homme dans ses rapports avec lui-même et avec l’autre, dans le cheminement de son accumulation historique.

En juin 2001, l’Université du Rhode Island aux Etats-Unis tenait un colloque sur le thème « Anténor Firmin : Pionnier de l’Anthropologie, du Panafricanisme et des Études postcoloniales » pour marquer la publication en anglais de l’ouvrage De l’égalité des Races Humaines. L’année suivante, les Presses de l’Université d’Illinois en publiaient cette version anglaise en paper back, l’équivalent du livre de poche. Depuis, les colloques et études consacrées au père de l’anthropologie haïtienne ne se comptent plus. Anténor Firmin a été redécouvert comme un des pères de l’anthropologie au même titre que Frantz Boas, Melville Herskovits, Jean Price-Mars et d’autres. De 1911 à 1951, des articles sont écrits sur Firmin par nombre de ses anciens partisans. Mais il faudra attendre 50 ans après sa mort pour que le médecin et philosophe Camille Lhérisson, ministre de l’éducation nationale, crée en 1951 une école de garçons au Cap-Haitien baptisée « Anténor Firmin ». Cette heureuse initiative a été suivie un an plus tard, en 1952, par l’ouverture du lycée Anténor Firmin à la capitale.

Un siècle après la disparition de Firmin, sa contribution sera louée et considérée comme fondamentale « dans le développement de l’anthropologie, à la fois comme discipline de recherche et comme un champ critique. [6] » Des chercheurs haïtiens tels que les professeurs Pradel Pompilus [7] et Watson Denis [8] ou étrangers tels que les professeurs Carolyn Fluehr-Lobban [9] et Ghislaine Géloin, ont contribué à donner à Anténor Firmin une deuxième vie. Une rupture avec la tradition de silence qui a été couronnée par le colloque international qui lui a été consacré par l’université de Chicago en Mai 2011. Refus d’agonie du savoir et promotion de l’obligation de transparence que l’on retrouve autant lors du colloque qui eut lieu à La Havane, Cuba le 28 septembre 2011 que dans celui organisé en Haïti à l’Université Quisqueya sous l’égide conjoint de la Société Capoise d’Histoire et de Protection du Patrimoine et la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie du 14 au 16 décembre 2011.

Firmin a jeté les bases pour la désaliénation culturelle de l’Haïtien afin que ce dernier cesse de se représenter comme un Français noir. En continuant le baron de Vastey et Félix Darfour, il a réhabilité l’Afrique et mis en terre les semences de la critique du bovarysme collectif haïtien qui feront dire à Jean Price-Mars :

« Tout ce qui est authentiquement indigène – langage, mœurs, sentiments, croyances – devient-il suspect, entaché de mauvais goût aux yeux des élites éprises de la nostalgie de la patrie perdue. À plus forte raison, le mot nègre, jadis terme générique, acquiert-il un sens péjoratif. Quand à celui « d’Africain », il a toujours été, il est l’apostrophe la plus humiliante qui puisse être adressé à un Haïtien. À la rigueur, l’homme le plus distingué de ce pays aimerait mieux qu’on lui trouve quelque ressemblance avec un esquimau, un samoyède ou un toungouze plutôt que de lui rappeler son ascendance guinéenne ou soudanaise. [10] »

Firmin symbolise le rejet de l’homme politique haïtien fabriqué par le système postcolonial et rodé sous les gouvernements de Pétion, de Boyer et de Soulouque. Un homme politique affecté par le phénomène psychique connu sous le nom de syndrome de Stockholm qui fait de la victime un admirateur de son bourreau. L’empathie des victimes pour leurs agresseurs s’explique dans un système qui allie une gestion irresponsable des finances publiques avec des hommes politiques qui prennent de mauvaises décisions. Qui diminuent chaque jour la confiance des Haïtiens entre eux et sabordent ainsi le projet haïtien de réhabilitation de l’homme noir dans la conscience universelle. L’approche de Firmin de la question identitaire reconnait la multiplicité des appartenances de l’Haïtien sans la dévaluation de l’une pour une autre. En nous incitant à assumer toutes les composantes de notre identité, Firmin se révèle le précurseur d’Amin Maalouf en combattant « ces habitudes de pensée et d’expression si ancrées en nous tous, à cause de cette conception étroite, exclusive, bigote, simpliste qui réduit l’identité entière à une seule appartenance. [11] »

Identité et solidarité

Dans l’examen d’identité de l’homme haïtien, Firmin reconnaît l’alliance de malheur des mulâtristes et des noiristes qui maintient Haïti dans un état de déréliction. Il constate en 1902 comment les forces de la communauté internationale avec à leurs têtes alors les Allemands se liguent contre lui pour défendre leurs intérêts et ceux « d’une bande de spéculateurs mulâtres, entr’autres Boisrond-Canal, Léon Audain, Solon Ménos, Justin Carrié, Auguste et Clément Magloire, Villehardouin Leconte, Sambour, et cent autres encore... » [12] Anténor Firmin est vaincu en 1902 et en 1908 par les Allemands et en 1911 par les Américains. En trois occasions, sur une période dix ans, la communauté internationale est là pour dire non à l’intelligence critique dans la direction des affaires publiques. Ses interventions sur l’actualité reflètent une distance critique qui étonne. Son appréciation du Procès de la Consolidation de 1904 est éloquente de sa capacité à voir clair dans les tromperies du statu quo.

En effet, Firmin écrit au Secrétaire d’État Américain John Hay en 1905, « Depuis que le général Nord est au pouvoir, le peuple ne sait à quoi on a employé les revenus publics, dont personne ne rend compte ; on vole dans les douanes d’une façon insolente. Et lorsque les journaux stipendiés du Gouvernement crient contre ces vols, c’est pour demander que les concessionnaires actuels soient remplacés par une autre série de vicieux, comme une escouade en remplace une autre, en continuant la même besogne. [13] » L’histoire lui donnera raison. Les condamnés du Procès de la Consolidation seront tous graciés trois ou quatre ans plus tard. Mais, de plus, trois d’entre eux deviendront présidents de la république. L’opinion publique a été roulée et manipulée. Le Procès de la Consolidation est un immense trompe-l’œil, d’un gouvernement qui joue double jeu en se livrant à la corruption tout en prétendant combattre la corruption. Ce fameux procès de 1904, loin d’être un pas de géant, s’est révélé un chantage éphémère des clans des forces du statu quo en lutte pour l’hégémonie. D’où leur retour en force en 1911, 1912 et 1915.

Les contours de l’identité varient selon les pays et parfois à l’intérieur d’un même pays. Pour Ernst Renan, dans sa célèbre conférence prononcée en 1882 à la Sorbonne, l’identité nationale n’a rien à voir avec la race, la langue, la religion, la géographie et les intérêts communs. Pour lui, l’identité nationale réfère à la « grande solidarité » animant des individus voulant vivre ensemble. D’autres définitions de l’identité nationale sont plus restrictives. C’est le cas avec l’ethnologue suédois Orvar Löfgren [14] qui, à partir de l’étude des logiques culturelles internes à l’œuvre dans son pays, considère que la langue, le drapeau, le folklore, la musique et la gastronomie sont les éléments fondamentaux de l’identité. Pour les Haïtiens, depuis la dénonciation du bovarysme collectif par Jean Price-Mars, la question de leur identité est définie par la lutte entre les dominants économiques et les dirigeants politiques. Avec, pour toile de fond, la grande étanchéité entre ces deux clans.

En Haïti, le choc de l’occupation américaine a provoqué ce que Léon Laleau nomme le « gobinisme à rebours ». En parlant de cette période, Laleau devait dire en 1956 : « Nous affectâmes, gobinisme à rebours, une certaine fierté de nous dire nègres. [15] » Longtemps avant les travaux de l’école anthropologique culturaliste américaine, la question de l’identité est au cœur des luttes de pouvoir. Trois siècles d’esclavage ont porté les Haïtiens des élites à s’identifier aux Blancs comme modèle et horizon. En voulant jouer le rôle du Blanc vu comme élément de référence, dès les origines, l’Haïtien est pris dans un certain nombre de contradictions du fait même qu’il est appelé à choisir une appartenance et non pas à assumer les appartenances plurielles provenant de sa condition. Il a fallu la gifle de l’occupation américaine pour porter une fraction des élites à délaisser leur bovarysme pour se construire une identité capable d’augmenter leur pouvoir dans les rapports de force en présence.

Des habitus qui remontent au temps de l’esclavage

Dans la conscience qu’il développe de lui-même, l’esclave est partagé entre la rationalité du maître auquel il aspire et le système symbolique forgé par la nécessité de trouver un sens à son existence d’esclave qui n’en avait pas. En dépit des nombreuses exceptions au cours des luttes de l’indépendance indiquant que l’appartenance identitaire politique ne correspond pas nécessairement à la couleur de la peau, le racisme blanc anti-noir dominant dans la colonie a fait de la couleur de la peau un signifiant qui va s’imposer comme grille de lecture de la société. Rejetant la part africaine de leur identité, les élites haïtiennes engagent la société entière dans un bovarysme collectif qui ne sera remis en question, avec les limites que l’on sait, qu’à partir de 1946. Et alors, au lieu d’assumer cette identité hybride et les sentiments de multiples appartenances, la fierté de se dire nègre va s’imposer. Toutefois, cette fierté ne s’étendra pas à tous les Nègres, mais seulement à ceux des élites, au détriment des masses populaires qui seront délaissées dans leurs conditions misérables. Le discours identitaire qui nous définit ne s’appuie plus seulement sur la nation et la classe, mais aussi sur la couleur, le sexe, l’orientation sexuelle, la profession, etc. L’écriture de soi devient alors une construction dans laquelle l’accent est mis sur un facteur plutôt qu’un autre à partir des choix stratégiques conscients ou inconscients de l’individu.

(à suivre)

[1] Edgar Morin, L’identité humaine, La méthode 5. L’humanité de l’humanité, Paris, Seuil, 2003.

[2] Joan Dayan, « Haïti, l’histoire et les Dieux » dans Mamoudou Diouf (dir.) et Ulbe Bosma, Histoire et Identités dans la Caraïbe, Editions Karthala, Paris, 2004, p. 236.

[3] Ibid.

[4] Anténor Firmin, « La mentalité haïtienne et les disciplines latine et anglo-saxonne » dans Les lettres de Saint Thomas, Paris, V. Girard & E. Brière, 1910, p. 295-426.

[5] Anténor Firmin, Monsieur Roosevelt, Président des Etats-Unis la République d’Haïti, Pichon, Paris, p. 492-493.

[6] Watson Denis, « De l’égalité des races humaines d’Anténor Firmin : un traité d’anthropologie contemporaine », Colloque international « L’ethnologie et la construction de la nation politique, du peuple, du citoyen en Haïti », Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, les 15, 16, 17 & 18 février 2012, p. 44.

[7] Pradel Pompilus, Anténor Firmin par lui-même, P-au-P, Pegasus, 1988.

[8] Watson Denis, « Les 100 ans de Monsieur Roosevelt et Haïti. Comment Anténor Firmin posa les fondements des études et des relations haitiano- américaines », Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, P-au-P, No. 226, Juillet - Septembre 2006. Voir aussi Watson Denis, « Anténor Firmin, Haïti et l’anthropologie à l’époque de la Modernité », Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, P-au-P, No. 231, Mars-Mai 2008.

[9] Carolyn Fluehr-Lobban, « Anténor Firmin and Haïti contribution to anthropology », Paris, Gradhiva - Revue d’Anthropologie et d’Histoire des Arts, number 1, 2005.

[10] Jean Price-Mars, « Avant-Propos », Ainsi parla l’Oncle, Québec, Leméac, 1973, p. 45.

[11] Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998, p. 11.

[12] Anténor Firmin, « Mémoire au Secrétaire d’État Américain John Hay en date du 24 Mai 1905 », présenté et annoté par Roger Gaillard, Conjonction, numéro 127-128, P-au-P, Haïti, Décembre 1975, p. 136.

[13] Ibid, p. 117.

[14] Orvar Löfgren « Nationalization of Culture », Ethnologica Europea, n° 19, 1989.

[15] Léon Laleau, « Ainsi parla le neveu » in Témoignages sur la vie et l’œuvre du Dr Jean Price-Mars, Imprimerie de l’Etat, P-a-P, 1956.

Source:  AlterPresse

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