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Pourquoi refuse-t-on un débat de classe en Haïti ?

Franketienne Painting-dilemme-prisonnier-haitien-touthaitiTableau: Franck Etienne

Par Jean-Marie Beaudouin --- L'existence des classes sociales est un produit de l'histoire qui ne souffre d'aucun doute chez nos sociologues et historiens: deux catégories d'auteurs qui œuvrent dans les sciences sociales, où le concept de classe revient sous leur plume. Si certains auteurs divergent dans l'interprétation du concept, sa base existentielle est indiscutable. Les classes sociales sont un phénomène planétaire qui caractérise l'humanité dans ses formes historiques changeantes, au cours de son développement. Et parmi tous les êtres vivants qui la remplissent, l'être humain reste et demeure son produit le plus achevé. D'où l'humanité tire sa raison d'être. Sa formation intangible et complexe a été rendue possible avec la présence de l'Homme.

Autrement dit, l'Homme a été, est et sera ce que l'humanité sera. L'Homme moderne est au cœur de l'humanité, et la civilisation en atteste sa position centrale: cette conception du monde n'est pas un dogme monté au manuel de l'histoire comme on en trouve plein chez certaines écoles de pensée qui promeuvent la dictature intellectuelle et la pensée unique, mais elle est une affirmation universelle dont la conscience humaine en approuve les démarches concluantes. C'est-à-dire que l'espèce humaine a été capable de mesurer la distance qu'elle a parcourue dans ses succès prodigieux comme dans ses faiblesses ou ses insuccès; s'étant inscrite dans une aventure indéfinie, elle se fixe régulièrement des buts nouveaux à atteindre dans le cadre des projets qu'elle exécute et façonne au gré de la nature.

En substance, les classes sociales, dans leur sphère d'action, ont pris une part énorme dans la construction de la conscience universelle. Mais il arrive que nos sociétés bourgeoises sont divisées en classes depuis l'apparition de la division du travail: une partie de la population exécute des travaux manuels, une autre effectue des travaux théoriques et intellectuels; une partie de la société est destinée à la main-d'œuvre agricole, une autre en conçoit les techniques de la production; une partie est vouée à la main-d'œuvre industrielle, l'autre en assure la qualité et le volume de la production; ainsi de suite. Jusque-là, la différence des fonctions dans le procès de la production ne pose pas de problème, puisque la civilisation humaine a eu des débuts très difficiles ou même compliqués avant d'arriver à l'Homme moderne d'aujourd'hui.

Le problème surgit pour l'auteur, c'est quand une classe s'empare de la richesse produite et décide dès lors de dicter sa loi aux autres classes dominées. On s'aperçoit tout de suite l'animosité qu'une telle action malhonnête peut engendrer parmi la main-d'œuvre ouvrière, l'âme de la production. C'est ici l'histoire de la bourgeoisie comme classe dominante et des classes exploitées qui veulent comprendre pourquoi doivent-elles subir une condamnation pour un crime qu'elles n'ont pas commis?

Classes sociales et luttes correspondantes

Contrairement aux autres pays de la région dont Haïti partage les eaux salées avec eux, la société intellectuelle locale s'interdit de parler même du concept de classe, encore moins des luttes qui en résultent. Le citoyen universel dominicain, à quelque échelle de la société qu'il appartient, est parfaitement conscient de la réalité des classes qui s'agitent en terre dominicaine (notre voisin oriental de l'île). Lors des urnes qui sont régulièrement organisées en République dominicaine, il exerce son droit de vote avec sa conscience; c'est peut-être un crédit qu'il faut accorder aux classes dirigeantes là-bas. À Cuba, la révolution a désormais fait du peuple cubain un exemple dans la région Caraïbe. L'État révolutionnaire, sous les drapeaux de la liberté, hissa le drapeau rouge du travailleur universel cubain. Preuve de la maturité de conscience de la nouvelle société cubaine qui s'est librement engagée dans la perspective de régir un monde meilleur dont rêve la jeunesse du monde entier. C'est aussi un apport objectif de la part des Cubaines et des Cubains dans le développement de l'histoire, à n'en pas douter.

Le peuple d'Haïti a écrit une page inédite dans l'histoire de l'humanité, qui faisait de lui un phare dans la région; même s'il s'était vu refuser le droit de siéger à la première Conférence des États américains, qui eut lieu du 22 juin au 15 juillet 1826 au Panama. Situation malencontreuse causée par la ligue esclavagiste et antiabolitionniste qui était encore présente sur le continent. Mais cette belle histoire, disions-nous, a été estompée par les classes dirigeantes d'hier et d'aujourd'hui au profit des ambitions personnelles et des égoïsmes nationaux. Culture d'autodestruction qui prédomine dans la société haïtienne, malheureusement.

Alors si nous devons répondre à la question posée qui titre d'ailleurs le présent texte, nous dirons d'abord que ce n'est pas la masse des incultes – que l'on a maintenu dans les ténèbres de l'inconscience depuis la formation de l'État d'Haïti – qui doit parler des classes sociales et de la lutte des classes. Lorsque sa conscience aura été formée sur les graves problèmes auxquels elle est confrontée, elle montera alors sur la scène pour faire entendre sa voix, pour faire valoir ses desiderata et pour s'imposer.

Entre-temps, il appartient à ses élites non seulement de se faire comprendre au sujet de la pauvreté séculaire qui frappe la grande masse du peuple, sinon le génocide national qui a commencé sans fin après l'assassinat de Dessalines, mais aussi de créer le cadre légal pour un débat librement ouvert à toutes les écoles de pensée. En passant, Dessalines fut le seul leader national qui ait eu une pensée pour les plus faibles et qui présentât une proposition concrète dans le cadre de la reconstruction nationale après la guerre de l'indépendance. Et il disait:

« Prenez garde à vous, Nègres et Mulâtres, nous avons tous combattu contre les Blancs; les biens que nous avons conquis, en versant notre sang, appartiennent à nous tous; j'entends qu'ils soient partagés avec équité. » Paroles lues dans Regard sur l'Histoire d'Haïti de l'historien Jean Fouchard.

À cette époque où le leader national exposait sa conception de l'État, le pays venait à peine de démarrer sous les dépouilles d'une guerre d'agression que l'Empire colonial français lui imposa. Le pays dessalinien n'en comptait alors que 400 000 âmes à peu près, puisque la guerre napoléonienne en avait englouti plus de 300 000. Aujourd'hui, il en compte plus de 10 000 000, dont plus de trois quarts vivent dans la pauvreté absolue. Donc, l'histoire lui donne raison d'avoir voulu inclure la masse du peuple dans son projet de gouvernement au lieu de favoriser un groupe social privilégié, dont il faisait d'ailleurs partie.

Certes, Dessalines fut formel dans la gouvernance de l'État comme dans la répartition équitable des biens et des richesses, mais, à l'arrivée, la nation ne l'a pas suivi. D'où des conséquences sociales si graves qu'on ne trouve pas de vocabulaire pour qualifier les mauvaises conditions de vie imposées au peuple. Peut-être qu'il faut demander aux classes dirigeantes quel système ont-elles en tête pour opérer le salut de la nation?

Conclusion: demi-mots et bégaiements

En Haïti, il existe une école pour des enfants des classes favorisées et une école pour des enfants des classes défavorisées; encore qu'il faut reconnaître que c'est une conquête historique obtenue de hautes luttes pendant des décennies entières, car avant il n'en existait pas pour les pauvres. En Haïti, il existe des quartiers résidentiels pour les différents membres de la bourgeoisie réunie, et la masse du peuple doit s'accommoder des bidonvilles et des hameaux, notamment une forte majorité du paysannat habite dans les bois reculés du pays national. En Haïti, il existe une catégorie sociale citadine et une catégorie sociale rurale dépourvue des services sociaux de base; même un bureau d'état civil n'existe pas dans les bois. De telle sorte que l'État séparatiste ne maîtrise pas les natalités et les décès, peut-être qu'il trouve que ces gens-là sont indignes d'être comptabilisés dans ses registres ayant rapport avec la démographie nationale.

En Haïti, il existe une religion imposée à la conscience nationale, qui est le christianisme dont l'Église catholique est le porte-drapeau. En Haïti, il existe une religion populaire qui opère quasiment dans la clandestinité: c'est la religion vaudoue. Le courroux séculaire, dont elle fut l'objet dans la société coloniale, postcoloniale et jusqu'à nos jours, est si cruel que maints de ses membres ont dû s'imposer l'omerta. La religion vaudoue, si étrange que cela paraisse, a toujours vécu sous un régime d'exception, c'est-à-dire sous un régime de persécution permanente. Et la conscience intellectuelle nationale a trouvé cela normal.

Puis, il y a les deux légendes idéologiques: mulâtrisme et noirisme qui forment ce qu'on appelle singulièrement en Haïti « le colorisme de classe ». Et l'auteur s'en passe du reste pendant qu'il se renferme pour les débats généraux, s'il y en aura. On peut être assuré de sa contribution si l'opportunité se présenterait. Car il a l'ardent désir de voir un vrai débat national s'ouvrir, dans lequel les sujets d'importance nationale seront traités, des propositions d'alternative conséquentes en sortiront; les sujets qui fâchent seront également discernés et liquidés, dans le cadre du renouveau national.

À la lumière de ce petit tableau d'échantillon, on se rend compte que la question de classe est bien présente dans la société nationale. L'appartenance de classe, aussi. Sauf que, pour les besoins de la cause, l'intelligence bourgeoise haïtienne choisit délibérément de taire les rapports de classe existant. Mais, qu'on ne se méprenne pas, la vérité historique du peuple haïtien se fera jour, apparaîtra, jaillira et triomphera.

En tout cas, en se séparant du lecteur universel haïtien, l'auteur propose ces morceaux suivants qui peuvent aider à comprendre le silence des uns et l'hypocrisie des autres:

« Pour bien comprendre un phénomène social ou un évènement historique et en juger pertinemment, il faut élucider le contenu de classe ou les aspects de classe de ce phénomène, déceler les classes qu'il recouvre, établir à qui il profite en définitive. »

Livre: Qu'est-ce que le matérialisme historique? Page 102. Auteurs: Z. Berbechkina, D. Zerkine et L. Yakovléva.

« Les hommes ont toujours été et seront toujours en politique les dupes naïves des autres et d'eux-mêmes tant qu'ils n'auront pas appris, derrière, les phrases, les déclarations et les promesses morales religieuses, politiques et sociales, à discerner les intérêts de telles ou telles classes. »

Texte de référence: Production scientifique et pouvoir politique au Gabon. Paru chez l'Harmattan en 2011. Page 34. Auteur: Moukegni-Sika qui cite Lénine dans son livre Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme. L'auteur gabonais est un sociologue et chercheur en études africaines, dont la carrière est très prometteuse compte tenu de sa jeunesse et de sa finesse intellectuelle. Son livre mérite bien d'être lu par la jeunesse estudiantine militante haïtienne, qui rapporte s'il en était besoin les tourments de la profession enseignante dans les pays coloniaux où le pouvoir politique n'est qu'une émanation de la politique des impérialistes qui dominent la planète dans ses contrées les plus reculées.

Et en dernier lieu, voici un auteur haïtien debout dans toute l'acception du terme, dont le propos est rarissime particulièrement sur la question fondamentale qu'il traite. Rarissime aussi dans une société cruellement dominée par l'influence agressive de la culture étrangère et où les esprits les plus avertis se confondent avec l'armée des assimilés culturels, phénomène qui ne semble pas être à l'ordre du jour tant au niveau de l'État qu'à celui des autres catégories sociales composant la superstructure de la nation dessalinienne. Le propos d'à-propos se lit comme suit:

« Les masses vaudouisantes se trouvent encerclées de tous les côtés, par l'État qui utilise actuellement le vaudou pour mieux consolider son régime, par le catholicisme qui maintient une position de puissance sur le vaudou, par le protestantisme américain qui assiège les classes basses pour mieux le contrôler, par l'élite et la classe bourgeoise qui sont dominées par les idéologies occidentales et qui voient dans le vaudou, soit une situation primitive appelée à être dépassée sous l'influence de la modernité, soit un folklore qu'on peut mettre en vitrine et offrir à la soif d'exotisme des étrangers. Mais, telle une ville assiégée, le vaudou se débat: la force de contestation qu'il avait au temps de l'esclavage est là, mais bloquée, puis finalement transférée à un niveau imaginaire. »

Laënnec Hurbon, sociologue, dans son livre « Dieu dans le Vaudou haïtien ». Paru chez Payot, à Paris, en 1972. Cet auteur a écrit d'autres ouvrages qui traitent de la culture haïtienne en tenant compte, bien sûr, des mutations de notre temps. Qu'il faille également lire non avec son monocle mais avec son binocle.

Jean-Marie Beaudouin
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Juin 2014