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400 000 emplois en Haïti, 168 700 en France

Le président Michel Martelly l'a affirmé au micro de notre confrère Wendell Théodore sur Radio Métropole le vendredi 12 avril 2012 : «Il n'y a pas de Census Bureau en Haïti». Au grand dam des techniciens de l'Institut haïtien de statistique et d'informatique (IHSI) qui est exactement l'équivalent du Census Bureau américain en Haïti.L'IHSI est l'une des institutions publiques où les employés travaillent comme des fourmis. Ils produisent avec de faibles moyens des statistiques nécessaires à l'efficacité des politiques publiques.Le chef de l'État tentait,par sa déclaration,d'expliquer pourquoi l'on ne peut pas avoir de statistiques précises sur les 400 000 emplois qu'il a affirmé avoir créés en moins de deux ans de sa présidence.

À titre de comparaison, la France n'a créé que 67 300 emplois salariés en 2011(1) pour une population de plus de 65 millions de Français. Et sur deux ans, en 2010 et en 2011, la deuxième plus grande économie de l'Europe après l'Allemagne et cinquième puissance économique mondiale n'a créé que 168 700 emplois alors que les estimations initiales étaient de 238 000. Pour sa part, Haïti créerait 200 000 emplois en moyenne par an pour une population de 10 millions d'Haïtiens au cours des deux dernières années. Il y aurait effectivement de quoi pour un député de s'agenouiller devant celui qui aurait réalisé un tel exploit !

La seule justification du président pour la création des 400 000 emplois a été la suivante : « C'est pour la première fois qu'il y a des gens qui travaillent de jour comme de nuit en Haïti.» Il tentait d'identifier les secteurs : l'énergie (électrification), l'agriculture, la sous-traitance (le parc Caracol), la construction de routes, l'environnement et le tourisme. Selon le chef de l'État, les travailleurs seraient des électriciens, des maçons, des agriculteurs, des ouvriers des parcs industriels, etc. Il conclut : « c'est beaucoup d'emplois qui se créent, des emplois durables et des emplois à temps partiel ».

Aucun chiffre n'a été donné pour aucun des secteurs mentionnés. La seule tentative du président d'avancer un chiffre a été sa propre estimation. Mais selon le chef de l'État, les 400 000 emplois sont visibles. C'est le seul fondement de sa statistique. Comme, selon le président, il n'y a pas de Census Bureau en Haïti, il lui revient de produire ses propres statistiques. Il l'a confirmé lors de sa visite le 16 mai 2013 à Radio Caraïbes : La nouvelle [l'information], c'est moi. Il avait déjà donné le ton lors du débat télévisé avec la candidate à la présidence Mirlande Manigat en avançant des chiffres aux sources pour le moins douteuses.

La seule différence entre le Census Bureau américain et l'IHSI est que le premier dispose de moyens financiers énormes alors que l'IHSI est la plupart du temps traité en parents pauvres. En 2010, par exemple, le budget du Census Bureau était de 7,2 milliards de dollars. Celui de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee)en France s'élevait à 442,5 millions d'euros. Ces investissements reflètent l'importance que les dirigeants politiques des sociétés modernes accordent à l'institut de statistique de leur pays.

Ces instituts, de par la publication permanente de statistiques fiables, alimentent le discours et le débat politiques, aident à orienter et à évaluer les politiques publiques. Ils constituent une plaque tournante pour la conception de politiques de développement économique. En fait, il n'y a aucune chance d'avoir des politiques économiques efficaces sans un institut de statistique indépendant qui produit et diffuse des statistiques fiables. Les pharaons comprenaient déjà cette réalité ;ils réalisaient des recensements de la population. Ils n'inventaient pas les chiffres selon leur caprice.

Un organe de développement

Le Québec avait compris que Statistique Canada, l'institut national, ne suffisait pas. Il a créé l'institut de statistique du Québec. Les statisticiens québécois croient que l'institut a un rôle important à jouer dans le développement économique de la province canadienne. Les dirigeants québécois citent les statistiques de leur institut national. Au besoin, ils sollicitent des enquêtes de l'institut. Et en conséquence, ils lui fournissent les moyens de bien fonctionner.

Cette pratique demeure pourtant étrangère à nos plus hauts dirigeants en Haïti. C'est pourquoi il est si difficile pour la classe politique de s'entendre sur un objectif national précis, puisque les diagnostics ne sont pas basés sur les faits révélés par des statistiques crédibles, mais plutôt sur des opinions et des considérations idéologiques.
Ce serait tellement simple pour les entités de l'État qui gèrent les programmes du gouvernement d'établir avec l'IHSI un questionnaire de collecte de données sur les personnes embauchées depuis l'avènement du président Martelly. À la fin de chaque mois, ces formulaires remplis seraient envoyés à l'institut pour compilation immédiate. En absence d'un questionnaire, les fiches ou contrats d'embauche ou encore les souches de chèque pourraient servir à constituer une base de données des emplois créés au cours de la présidence de Martelly et pour le futur.

Ce n'est pas trop compliqué. Le seul handicap, c'est qu'un institut de statistique indépendant avec des moyens financiers acceptables dérangerait certains politiciens. Là où ils veulent annoncer à la population une baisse des prix, l'indice des prix à la consommation indique souvent une montée de l'inflation. Là où ils annoncent la création de 400 000 emplois, l'institut pourrait indiquer le vrai nombre d'emplois créés et ceux détruits année après année, trimestre après trimestre et mois après mois. En fait, il n'y a pas que des emplois créés, il y a eu également des révocations. En plus faible proportion bien sûr.

Rappelons que l'ex-ministre de l'Économie et des Finances, Marie-Carmelle Jean-Marie, affirmait au micro de notre consoeur Nancy Roc à son émission Métropolis du 23 février 2013 sur Radio Métropole que seulement 10 000 emplois ont été créés à cette date. Soulignons également que tout le secteur bancaire ne disposait en 2010 que de 4 534 employés. Le secteur public dans son ensemble ne dépasse pas 60 000 employés.

Dans les pays développés, émergents et même certains pays en développement, on réalise régulièrement des enquêtes sur l'emploi pour déterminer le nombre d'emplois créés. Ce que l'IHSI annonce depuis déjà quelques mois. Mais que va-t-il se passer avec les résultats s'ils se révèlent être très en deçà des 400 000 proclamés par le président de la République ?

Dans les pays à démocratie limitée, les instituts de statistique, même privés, n'ont pas bonne presse. Par exemple, une dépêche de l'Agence France Presse (AFP) en date du 21 mai 2013 fait état des menaces proférées au seul institut de sondage russe indépendant. Le parquet de Moscou assimile les sondages d'opinion du Centre Levada à une sorte d'activité politique. Ce dernier n'a fait que réaliser des sondages sur les cotes de popularité des dirigeants du pays.
Pourtant, la statistique, les sondages en particulier, est considérée comme un complément du régime démocratique. Il y a un siècle, un article du Journal de Québec associait la statistique à la démocratie : «La statistique est en quelque sorte le complément du système représentatif. Aux gouvernants, elle indique les mesures à prendre, les abus à supprimer, les progrès à réaliser; aux gouvernés, elle fait voir l'utilisation des deniers publics, les détails intimes de l'administration, et surtout le mouvement de la population qui est le plus sûr indice du bien-être et de la prospérité d'une nation. »Cent ans plus tard, nos dirigeants peinent encore à admettre cette vérité.

Les 400 000 emplois annoncés par le président Martelly ne sont pas un cas isolé. Son conseiller spécial, l'ex-sénateur du Sud-Est, Joseph Lambert, avait déclaré que le chef de l'État est populaire à 95 %. Toujours sans aucune source ni aucune enquête à la base. Un peu plus décent, le Premier ministre Laurent Lamothe avait plutôt indiqué quelques semaines plus tard que le président est crédité de 72 % de popularité en indiquant un sondage tenu secret jusqu'ici.

Ces chiffres, en veux-tu en voilà, me font penser à un débat que nous avions eu en 1999 comme étudiants en statistique au Centre de techniques, de Planification et d'Économie appliquée (CTPEA). Nous nous demandions pourquoi étudier la statistique si nos dirigeants s'arrogent le droit d'annoncer des chiffres sans fondement aucun. Finalement, nous avions fait un pari sur le futur en disant que le jour où Haïti fera le virage vers le développement économique, la science, notamment la statistique, deviendra un passage obligé.

Mais plus triste encore est le comportement des intellectuels du pouvoir qui ne se sont pas indignés de la pratique consistant à annoncer des chiffres sans fondement. Au contraire, ils promettent des justifications à la population. On attend encore le tableau statistique promis à la presse par l'actuel ministre de l'Économie et des Finances, M. Wilson Laleau, statisticien de formation, sur les 400 000 emplois créés par le pouvoir en place.

Mais la démarche, sur le plan méthodologique, est difficile à cerner : le président annonce les chiffres et les techniciens se chargeront de justifier après. Les sociétés modernes font exactement le contraire. Les instituts de statistique publient les statistiques et les décideurs les annoncent et s'en servent comme outil d'aide à la prise de décision rationnelle. Il y a probablement là un élément d'explication à l'inefficacité de nos politiques publiques et, au bout du compte, à notre sous-développement.

(1) :http://www.lefigaro.fr/emploi/2012/03/08/09005-20120308ARTFIG00673-la-france-n-a-cree-que-67300-emplois-salaries-en-2011.php

(2) Journal de Québec, 1880.

Thomas Lalime Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Source: Le Nouvelliste