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La notion de comptable de deniers publics à la lumière du cas de Jacky Lumarque

jacky numarque 500

La période électorale a engendré un débat passionnant autour d’un certain nombre de concepts et de théories jusqu’ici inconnus des néophytes du droit en général et du droit de la comptabilité publique, budgétaire et des finances publiques en particulier. Les multiples points de vue avancés par certains, dont la plupart sont erronés, m’ont conduit à m’intéresser particulièrement à la notion de comptable de deniers publics qui fait couler beaucoup d’encre et de salive. Aussi, j’essayerai d’apporter ma modeste contribution au débat afin d’éclaircir l’horizon assombri par des intérêts électoralistes, vecteurs de confusion et  de désinformation. Ma démarche se veut être pédagogique et non politique. Je ne m’avise nullement de donner des leçons à quiconque. Pour étayer mon argumentaire, je m’attacherai rigoureusement à l’aspect académique du débat, je me référerai exclusivement au cadre légal et règlementaire régissant la comptabilité et les finances publiques dont les contours et les subtilités sont parfois difficilement saisissables par certains initiés.

Quid des deniers publics ?

Les deniers publics sont, au sens strict, de l’argent (monnaie), des fonds publics qui circulent au niveau de l’Etat central (les ministères et les organismes autonomes) et décentralisé (les collectivités locales) et les organismes indépendants (Conseil électoral, la Cour des Comptes, l’Office de protection du citoyen, etc.). Historiquement, c’est un mot d’origine latine, danarius, équivalent d’une dizaine. C’était aussi une ancienne monnaie française de cuivre. Il est, par exemple, à l’origine du dinar ou du dinero en espagnol. Dans un sens beaucoup plus large, deniers publics regroupent tous les biens de l’Etat qui ont une valeur monétaire ou qui peuvent être l’objet d’une transaction monétaire.

Qu’est ce qu’un comptable de deniers publics ?

Pour éviter toute confusion et faciliter une meilleure compréhension, il faut faire abstraction du mot comptable, et ne pas lire au premier degré car ici il ne renvoie pas à la profession comptable à proprement parler, ni seulement au comptable public. On aurait pu facilement substituer au mot comptable celui de « gestionnaire ». L’on dirait ainsi « gestionnaire de deniers publics » en lieu et place de comptable de deniers. C’est d’ailleurs le cas avec la Constitution qui, à travers les articles 91 alinéa 6 et 96 alinéa 6, précisent que pour être élu (Député ou Sénateur) il faut : « avoir obtenu décharge, le cas échéant, comme gestionnaire de fonds publics », même si plus loin elle reprend au niveau de l’article 135 alinéa (f) que pour être élu Président de la République d'Haïti, il faut : « avoir reçu décharge de sa gestion si on a été comptable des deniers publics ».

Un comptable des deniers publics est en effet un agent public, haut fonctionnaire, cadre de l’administration ou un particulier en dehors de l’administration qui se trouve en situation de gestion et/ou de manipulation de fonds ou de biens publics. Deux cas se présentent généralement :

1.    Soit ce fonctionnaire ou ce particulier est habilité par la loi à gérer des fonds et/ou des biens publics, dans ce cas il faut parler de « comptable de droit ». A titre d’exemple, les articles 7 et 8 de l'arrêté portant création du Comité national : Route de l'Esclave ont fait du président de ce comité un ordonnateur des « ressources financières » et matérielles que le ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sport a mises à la disposition du Comité. D’un point de vue légal, il est de droit comptable/gestionnaire des deniers publics jusqu’à preuve du contraire. Autrement dit, il doit apporter des éléments de preuve attestant qu’en dépit des prévisions de l’arrêté, le ministère n’avait pas mis les « possibilités budgétaires » nécessaires à sa disposition, et comme de fait il ne les avait pas mis à la disposition du Comité, que celui-ci n’avait pas non plus généré de ressources, ni reçu de dons, de subventions ou de libéralités (article 7 de l’arrêté) dont il devrait assurer la gestion (article de l’arrêté) ;   

2.    Soit il se trouve (le fonctionnaire ou le particulier), à la faveur d’une circonstance particulière, sans y être expressément autorisé, dans le maniement, la gestion ou la garde des fonds ou des biens publics, dans ce cas on parle de « comptable de fait ». Il a de ce « fait » les mêmes responsabilités que le comptable de droit (voir l’article 85 du décret sur la préparation et l’exécution des lois de finances). C’est particulièrement le cas de tout parlementaire, de toute personne physique ou morale de droit privé (Association de la société civile, ONG etc.) qui reçoivent directement de l’argent, des biens (fongibles ou non fongibles) au nom d’une collectivité pour assurer un service public en application du principe de subsidiarité.

In fine, un comptable des deniers publics est un agent qui intervient dans les opérations d’exécution du budget de l’Etat (centrale ou décentralisé), des organismes autonomes et des institutions indépendantes. Au regard de l’article 13 de l’arrêté en date du 1er juillet 2005 portant règlement général de la comptabilité publique, deux catégories d’agents, les ordonnateurs d’une part et les comptables (publics), d’autre part, participent aux opérations d’exécution du budget. En ce sens, l’ordonnateur ainsi que le comptable public sont tous deux « comptables de deniers publics ». Pour mieux comprendre cette affirmation, il faut se référer à l’article 3 du décret du 23 novembre 2005 établissant l'organisation et le fonctionnement de la Cour supérieure des Comptes et du Contentieux administratif (CSC/CA). En effet, « la  CSCCA juge les comptes des comptables publics et ceux que rendent les personnes qu'elle a déclarées comptables de fait. Elle n'a pas juridiction sur les ordonnateurs, sauf sur ceux qu'elle a déclarés comptables de fait ou qui seraient, comme toute autre personne, responsables d'irrégularités susceptibles de constituer des fautes de gestion ». A travers cet article, le législateur admet expressément qu’un ordonnateur peut être et est un comptable des deniers publics en le déclarant comme tel sur la base d’éléments factuels.

De plus, le fait que la Cour n’a pas de juridiction sur les ordonnateurs dits « comptables de droit », tient à la subtilité d’une nuance que Feller Vincent résume ainsi : l’ordre juridique bâtit (…) une construction originale distinguant présenter et rendre des comptes . Là où les comptables doivent rendre des comptes, les ordonnateurs présentent les leurs (voir article 229 de la Constitution). Il s’agit bien de rétablir une responsabilité politique des Ordonnateurs en sus de la responsabilité civile ou pénale inappliquée…car inapplicable . Ils n’encourent pas forcément les mêmes peines, ne sont pas sujets aux mêmes considérations en cas de prodigalités d’autant que leurs fonctions diffèrent à bien des égards. Tout ordonnateur est comptable des deniers publics tandis que tout comptable des deniers publics n’est pas forcément ordonnateur. C’est la nuance fondamentale à retenir !

Ordonnateur et comptable, deux fonctions incompatibles.

« S’il avait fallu créer ex nihilo un système financier public, et si l’on avait été absolument certain de disposer d’une organisation de contrôle interne particulièrement fiable et efficace », la compréhension ou l’interprétation du principe de la séparation de l’ordonnateur et du comptable ne se serait pas posée dans les termes où elle se pose aujourd’hui dans le débat public. La démarche discursive et l’argumentaire de plus d’un avaient été construits autour de l’idée qu’un ordonnateur n’est pas comptable de deniers publics car il ne manipule pas de fonds publics. Ceci est symptomatique d’une situation traduisant soit une totale méconnaissance de la matière, soit une volonté délibérée d’induire le public en erreur. Dans tous les cas de figure, il s’agit là  tout simplement d’une tentative maladroite et malhonnête pour se dérober au principe de reddition/présentation des comptes, en transférant tout le passif d’une éventuelle mauvaise gestion sur le compte du comptable public .

Par ailleurs, c’est pour garantir, d’une part, une bonne gestion des deniers et des biens publics (patrimoine matériel et immatériel de l’Etat) et, d’autre part,  pour éviter tout abus et fixer la responsabilité personnelle de chaque agent intervenant dans le processus que le législateur a pris le soin de séparer la fonction d’ordonnateur et celle de comptable. Toutefois, il n’en demeure pas moins que les frontières, en raison des possibles empiétements, ne sont pas tout à fait étanches ni les lignes de démarcation tout à fait bien définies, d’où certaines confusions, même si leurs responsabilités respectives sont bien différentes.
Ainsi, une définition partiellement tautologique permet d’établir qu’un ordonnateur est l’agent qui prescrit l’exécution des recettes et des dépenses. En ce sens, il constate les droits de l’Etat et des autres organismes publics, liquide et émet des titres de créances correspondants destinés à assurer le recouvrement des recettes. Dans le cadre des dépenses, il procède aux engagements, liquidations et ordonnancements. Il émet des ordres de mouvement affectant les biens et matières de l’Etat et des autres organismes publics (réf. Article 14 de l’arrêté portant règlement général de la comptabilité publique). Celles-ci constituent des opérations que le comptable public ne peut pas effectuer.

L’incompatibilité de leurs fonctions est consacrée en droit de la comptabilité publique par le principe de la séparation des fonctions d’ordonnateur et de comptable prévu à l’article 13 de l’arrêté suscité. En vertu de ce principe, le comptable débute son office là où l’ordonnateur cesse d’exercer le sien. L’article 24 de l’arrêté susmentionné résume parfaitement cet axiome : les comptables publics en deniers et en valeurs sont seuls habilités à assurer la prise en charge et le recouvrement des ordres de recette qui leur sont soumis par l’ordonnateur (…) le règlement des dépenses, soit sur ordre émanant des ordonnateurs accrédités (…) le maniement des fonds et les mouvements des comptes de disponibilités (…). Pour emprunter un terme cher au monde de l’entreprise (Henry Fayol), les deux interviennent dans la chaine scalaire avec des niveaux d’accréditation différents pour certaines opérations sans que cela n’exclue en rien l’engagement respectif de leurs responsabilités depuis la commande pour aboutir au service après vente en passant par la livraison. A la limite, vue de mon point de vue, ils devraient être solidairement responsables dans certains cas de mauvaise gestion.

La responsabilité de l’ordonnateur, du comptable public et la question de la décharge

Toute la législation sur la comptabilité publique, les finances publiques et le budget de l’Etat consacre le principe de reddition de comptes opposable à tous les agents publics et tout particulier participant à la gestion des fonds et des biens publics. Bien qu’ambigu  l’article 21 de l’arrêté portant règlement général de la comptabilité publique consacre la responsabilité personnelle de l’ordonnateur, seul responsable des engagements qu’il aura contractés en violation des lois et règlements en vigueur (…). Quant au comptable public, en sus de sa responsabilité personnelle, sa responsabilité pécuniaire peut être également engagée contrairement à l’ordonnateur.

Néanmoins, au regard de l’article 5 du   décret de la CSCCA, celle-ci a pour attributions de juger les comptes des comptables de droit ou de fait et leur donner décharge de leur gestion ou engager, s'il y a lieu, leur responsabilité civile ou pénale. Dans ce cas précis, il s’agira des comptables publics, des ordonnateurs et de tous autres agents que la cour aura déclarés comptables de fait (réf. Art. 230 de la Constitution et art. 3 du décret de la Cour). Elle n’accorde pas de décharge aux ordonnateurs qu’elle n’a pas déclarés comptables de fait. Ce travail est réservé au Parlement (articles 229 et 233) et effectué sur la base des rapports d’audit établis par la Cour. Au-delà de la responsabilité civile et pénale d’un ordonnateur, il peut également et objectivement engager la responsabilité politique de celui-ci.

Enfin, toute cette démonstration a été effectuée afin de prouver, sur la base de la législation en vigueur, que les tenants de la thèse qu’un ordonnateur n’est pas comptable de deniers publics s’étaient peut être trompés de bonne foi. Autrement dit, sur la base de l’article 135, alinéa 6 de la Constitution, tout ordonnateur serait de droit exclu de toute élection présidentielle car il est dit, pour être élu président de la République d'Haïti, il faut avoir reçu décharge de sa gestion si on a été comptable des deniers publics [repris à l’article 36 (f) du décret électoral de 2015]. Par contre, dans le cas des députés et sénateurs, la Constitution, à travers les articles 91 et 96 alinéas 6 prévoit que, pour être élu, il faut avoir obtenu décharge, le cas échéant, comme gestionnaire de fonds publics. Ce qui confirme une fois de plus qu’on peut substituer au mot comptable celui de gestionnaire…de deniers ou de fonds publics. Cela revient au même. Sinon, le comptable public peut être candidat à la présidence alors qu’un ancien ministre ne le pourrait pas. Ce serait un véritable non-sens.

Me Jean Shanon Beaublanc,
Av. DESS en Finances Publiques