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Pour un ordre social humain en Haïti (3 de 5)

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Par Leslie Péan, 8 mars 2016   ---  On peut mesurer tous les jours l’arme de destruction massive qu’est notre mentalité dominante en lisant les commentaires d’individus se voulant normaux publiés dans les média sociaux sur des textes écrits avec rigueur. Les analyses concernent les faits mais les commentaires sont dirigés vers les individus. La malédiction du démon s’exprime : le doigt montre la lune, mais l’imbécile regarde le doigt. On est en plein délire avec des gens qui n’arrivent pas à se contrôler et qui écrivent n’importe quoi. La résistance de la bêtise dépasse ce que Maurice Sixto présente avec un humour sarcastique dans son CD intitulé Depestre qu’on peut écouter sur You Tube. Il montre le terrain glissant d’une culture pourrie qui va jusqu’à agresser un violoniste donnant un concert local en l’accusant d’être un lougawou qui veut ensorceler son public pour tuer des enfants et les manger.

L’obscurantisme duvaliériste et la bêtise tonton macoute

Il faudra un travail d’enfer pour rafraichir une telle fournaise. On craint que la communauté internationale qui encourage cette culture diabolique ne verse pas dans la manipulation de nos gènes pour renforcer ces comportements de malheur qui perdurent. On se rappelle que dans la recherche du coupable dans nos désastres, Robert Gelbard, Assistant Sous-Secrétaire d’État américain, avait déclaré en 1992 : « J'ai établi que les Haïtiens ont un chromosome en moins, celui du compromis et du consensus, et d'autre part, un chromosome en plus, celui des conflits et des dissensions[1]. Â» La charge négative de cette déclaration ne cesse de créer un tollé depuis lors.

En 2009, le professeur Robert Fatton repousse l’argument génétique comme source de notre mal-être expliquant la tradition anti-démocratique haïtienne[2]. En 2011, l’éditeur Rodney Saint-Éloi devait dire sur un ton ironique : « En voyant la "chimérisation" de la société haïtienne, en soupesant l'instinct totalitaire des huit millions d'Haïtiens, je me rends compte qu'en plus des chromosomes, ce qui manque profondément, c'est les livres. Ils auraient le mérite de nous apprendre la médiation et le dépassement; ils nous auraient appris à nous concilier avec nous-mêmes et à effectuer ce combien " nécessaire voyage à l'intérieur de nous-mêmes " »[3]. En 2013, le diagnostic alarmiste de Robert Gelbard est abordé dans notre propre analyse de la capacité haïtienne à endurer l’intolérable[4]. Enfin, en février 2016, le Dr. Jeannot Francis y fait référence en disant « il faut rejeter la thèse de ceux qui croient que les Haïtiens manquent un chromosome[5]. Â»

Le paquet piégé est retourné à l’expéditeur surtout en ce moment où la CIA vient de publier que des scientifiques ont mis au point des procédures permettant de modifier l’ADN humain pour éliminer des défauts[6]. À mille lieux des expérimentations eugénistes du genre du scientifique nazi Joseph Mengele, les chercheurs chinois[7] se sont investis dans ce domaine pour améliorer la qualité de l’humain. Par exemple, les gênes produisant la maladie d’Alzheimer et d’autres désordres génétiques pourraient être éliminés dans l’embryon. Un système éducatif plus performant devrait pouvoir nous aider à changer de mentalité et de comportement sans avoir à subir de telles interventions pour éliminer les gènes défectueux de notre ADN. Cela passe par la promotion du savoir. Une politique contraire à l’obscurantisme duvaliériste qui a provoqué le départ de milliers d’enseignants et placé la jeunesse sous la chape de la bêtise tonton macoute avec seulement 15% de professeurs qualifiés dans le système éducatif.

Greffer sur des fondations de sable un édifice à plusieurs étages

Toutes proportions gardées, l’attaque menée par le duvaliérisme contre le savoir équivaut à la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie dans l’antiquité. Toutes les contorsions du monde ne peuvent absoudre ce gouvernement du mal qu’il a fait à la société haïtienne. Son appareil diabolique a fait sauter ce qui restait de repères logiques. Son unique objectif a été d’éliminer toutes les formes de résistances de ceux et celles qui voulaient tenir jusqu’au bout, envers et contre tous. Ses tontons macoutes ont exécuté à la lettre les ordres provenant de son entêtement et de son acharnement à maintenir l’ordre social décadent en écrasant et en écrabouillant. Duvalier a restauré la voûte d’un ordre social et d’un système longuement endommagé dans le malheur.

À ce sujet, nous écrivions : « Maintenir la grande majorité des Haïtiens dans un état d’abêtissement a été dès les premiers jours un défaut de construction du nouvel État. La logique propre du maintien des masses dans l’ignorance empêche de faire Å“uvre nouvelle, épuise le pays dans de stériles combats d’arrière-garde dont le mobile réside non pas dans le dévoilement mais plutôt dans l’occultation. La représentation politique vient cristalliser l’absence du savoir. Le président Boyer ferme les écoles ainsi que l’Université de Santo Domingo. L’ignorance est fonctionnelle et capitale pour le système économique de la post-colonie qui se nourrit de cet ingrédient. Le bourbier haïtien est là, dans cette rivalité entre les masses ignorantes luttant pour avoir accès aux lumières et des élites protectionnistes et exclusivistes dans la jouissance de leurs privilèges de classe[8]. Â»

Avec son réflexe paternaliste et sa politique de dérision envers Haïti, la communauté internationale s’est vite réjouie de l’Accord du 6 février 2016 en apparence démocratique. Son habileté diabolique ne peut masquer sa politique de répugnance envers une faction de la classe politique qu’elle encourage pourtant dans sa folie de maintien du statu quo à tous les prix. Situation pour le moins ironique, à multiples facettes, que de vouloir greffer sur des fondations de sable un édifice à plusieurs étages. Une erreur de départ, une folie en dépit du langage de lucidité qui voudrait le masquer. L’image stéréotypée et réductrice qu’elle se fait d’Haïti se trouve renforcée. L’Accord du 6 février 2016 ne doit donc pas maintenir l’ordre social qui produit l’impunité systématique et des fraudes électorales à la chaîne tout en légalisant les combines des bandi legal.

Aider ceux d’en bas à sortir de leur mutisme relatif

Pour se développer, Haïti a besoin d'un ordre social qui ne soit pas tiré par le haut de l’apartheid du mulatrisme ou par le bas du noirisme populiste. Ces positions du haut et du bas changent selon la richesse des individus qui les dirigent. Le leader paysan Acaau disait : Nèg riche se milat, milat pò se nèg (Un Noir riche est un Mulâtre, un Mulâtre pauvre est un Nègre). Les fausses alternatives de ces deux voies ont maintenu le peuple dans l’obscurantisme. Pour un futur bénéfique pour tous, il faut de nouvelles perspectives. Une autre logique économique qui diffère de celle du Forum économique du secteur privé dont le rôle a été déterminant au bal de la corruption des parlementaires. En effet, nombre d’entre eux ont dansé au son de la musique. Trois millions de gourdes pour certains, cinq millions de gourdes pour d’autres. On se déhanche avec des gouyades (coups de rein) grotesques.

Mais, pour des raisons inavouables, il est commode de faire semblant de ne pas voir, et de compter sur la puissance de la corruption pour sortir de la crise. Ultime démonstration du calcul mesquin qui sert de raisonnement ! Pour tenter de reprendre son souffle, le PHTK ne rate pas l’occasion pour indiquer qu’il n’a pas le monopole des défauts. Regardant les musiciens qui l’ont fait descendre de l’estrade, le PHTK indique que la danse continue sur le même air. Se menm nou menm nan. Selon un communiqué du PHTK, « Plusieurs secteurs ont profité pour corrompre les parlementaires en offrant 5 millions de gourdes à un sénateur et 1 million à un député pour voter en faveur du Premier ministre choisi par M. Privert[9]. Â» Hyppolite Jean Wilson, député de Léogane, dit aux patrons corrompus : « Au lieu de dépenser tout cet argent en achetant les votes des parlementaires, je pense que cet argent aurait pu servir à augmenter le salaire minimum de leurs employés. »

Dans cet imbroglio, la danse des ombres continue avec la même dynamique. Tout voum se do ! Des jugements arbitraires priment sur des raisonnements objectifs. Le narcissisme primaire triomphe. C’est horrible ! Il existe des poches de rébellion mais dans l’ensemble, la société est zombifiée. Cela ne veut pas dire qu’elle ne se met pas en colère. Elle le fait dans un cycle qui débute doucement, culmine d’emblée pour retomber avec le moindre changement de gouvernement, et disparaît avant de resurgir à nouveau. Ti mari pap monte ti mari pap desan ! à la manière que l’affirme l’orchestre Kreyol la. Cette sorte d’inconscience apparente nous fait rester dans un état végétatif. Comme l’explique le professeur Auguste D’Meza, lors de sa prestation du 2 mars à Radio Métropole : « ceux d’en haut ne peuvent plus, mais ceux d’en bas n’arrivent pas à exprimer qu’ils ne veulent plus. Â»

La tâche des démocrates et progressistes est toute indiquée : Aider ceux d’en bas à sortir de leur mutisme relatif. Cela passe par l’identification des facteurs qui les portent à accepter l’ordre social cannibale maintenant nos structures mentales dans une situation comateuse.  Dans le coma de la zombification. À partir des travaux du savant Jean Piaget concernant les structures mentales échappant à la conscience, nous avions écrit : « On n’arrive pas à s’entendre (malgré les cellulaires) non seulement parce que trop de sang a coulé mais surtout parce que l’on se refuse à questionner les structures mentales productrices de nos comportements destructeurs. Nous voulons parler des structures mentales qui font préférer la lâcheté à la solidarité, la survie à la lutte, le désespoir et le ressentiment à la critique et à la vérité. Le fléau de cette pathologie mentale a des effets destructeurs sur les manières de voir, de produire, de vivre qui viennent à leur tour renforcer le désarroi psychique[10]. Â» (à suivre)

Leslie Pean
Economiste - Historien

[1] "I have established that Haitians have one less chromosome, that of compromise and consensus, and on the other hand, one additional chromosome, that of conflict and dissension", Kenneth Freed, « Pressuring Haitians Backfires, U.S. Finds : Caribbean: Envoy stirs hornet's nest with hints of an invasion and remarks viewed as racially insulting. Â», Los Angeles Times, May 1, 1992. Lire aussi Howard French, « U.S. Sanctions Against Haiti Seem Ineffective », New York Times, April 26, 1992.

[2] Robert Fatton, « Habitus and Strategic culture Â», Florida International University, Septembre 2009.

[3] Rodney Saint-Éloi, « Quels livres pour quels lecteurs? » Actes des journées de réflexion; Faire lire aujourd'hui en Haïti, Port-au-Prince: Ministère de la Culture / Projet Franco-Haïtien du livre, 2001, p. 32.

[4] Leslie Péan, « La permanence des conflits dans l’histoire d’Haïti », dans Jean-Pierre Vettovaglia, Déterminants des conflits et nouvelles formes de prévention, Bruylant, Belgique, 2013.

[5] Dr. Jeannot François, « Haïti face à la communauté internationale Â», Le Nouvelliste, 4 février 2016.

[6] James R. Clapper, Statement for the Record, Worldwide Threat Assessment of the US Intelligence Community, Senate Armed Services Committee, February 9, 2016, p. 9.

[7]  David Cyranoski and Sara Reardon, « Chinese scientists genetically modify human embryos », Nature, April 22, 2015 ; Lire aussi, Gina Kolata, Chinese Scientists Edit Genes of Human Embryos, Raising Concerns, New York Times, April 23, 2015.

[8] Leslie Péan, « Ã€ propos d’une réflexion de l’ex-ambassadeur américain Daniel H. Simpson (première partie) Â», AlterPresse, 10 novembre 2011.

[9] Haïti-Politique: PHTK rappelle le président Jocelerme Privert à l’ordre, Écrit par EV/HPN Lundi, 29 Février 2016.

[10] Leslie Péan, Economie Politique de la Corruption, Tome 4, L’Ensauvagement macoute et ses Conséquences (1957-19990), Editions Maisonneuve et Larose, Paris, France, 2007, p. 682-683.