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Analyses & Opinions

Jean-Bertrand Aristide, René Préval, Gérard Pierre-Charles: Pouvoir, aversion, division, violence, désillusion, échec et déception

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Mise en contexte:  (Gérard Pierre-Charles au micro de Robert Lodimus)

 Des trois personnages émergés de l’éviction du duvaliérisme jean-claudien, – Jean-Bertrand Aristide, René Préval, Gérard Pierre-Charles –, qui ont achevé d’entrainer la République d’Haïti vers les portes du cimetière sociétal en accélérant eux aussi son agonie politique et son trépassement économique, un seul vit encore. Gérard Pierre-Charles est décédé à Cuba en octobre 2004. René Préval est allé le rejoindre le 3 mars 2017. En ce moment, Aristide doit être en train de réfléchir sérieusement sur son avenir, – tout court –, dans cette capitale morbide qui recule les yeux fermés. Le cercle de la gérontocratie féminine et masculine qui rassemble les politiciens traditionnels se clairsème. L’âge et la maladie les emportent. Et la relève n’est pas assurée. Parmi ces soi-disant « sénateurs Â» et « députés Â» qui déshonorent la haute fonction de parlementaire en Haïti, lequel peut remplacer valablement Jean-Robert Sabalat, Renaud Bernardin, etc.?

 Comment une République qui a produit des cerveaux illustres et célèbres, des intellectuels racés comme Louis Joseph Janvier, Antenor Firmin, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Dumarsais Estimé, Daniel Fignolé, peut-elle, comme un avion en détresse, planer si bas en six décennies? 60 années de descente vertigineuse dans un monde qui roule à une vitesse effarante sur l’autoroute de la modernisation et de la modernité ! Qu’est donc devenue la patrie glorieuse et honorable de nos ancêtres, après les euphories et les espoirs soulevés par la révolte massive du 7 février 1986?

 Jean-Bertrand Aristide et René Préval n’ont pas vraiment accepté de se prêter au jeu transparent de la transcendance intellectuelle. À bien des égards, l’un et l’autre ne restent-ils pas des méconnus de la société haïtienne ? Ils ont accepté d’être submergés, sans réagir, sous des flots de spéculations verbales et scripturales, enterrés sous des tonnes de révélations anecdotiques qui peuvent être basées, – il faut le souligner –, aussi bien sur la vérité que sur la fausseté. Seulement du mensonge, il en restera toujours quelque chose, comme dit Voltaire.

 Contrairement à Gérard Pierre-Charles, Jean-Bertrand Aristide et René Préval n’ont jamais voulu participer à des émissions de format spécial, où ils auraient eu l’opportunité de témoigner en long et en large de leur école de pensée politique, de leur appartenance sociale, de leur philosophie économique. Quant à nous, nous nourrissons encore le désir d’interviewer un jour le « Chef suprême Â» de La Fanmi lavalas, lui donnant ainsi la possibilité de s’ouvrir à ses apôtres, à ses idolâtres. Et pourquoi pas à ses ennemis politiques et à ses nombreux détracteurs ?

 Les relations tendues entre Jean-Bertrand Aristide, René Préval et Gérard Pierre Charles ont ouvert les portes de la République d’Haïti sur une catastrophe politique qui a occasionné la présence néfaste de la Minustah sur le territoire national.

 Nous proposons aux lecteurs de Tout Haiti la transcription de deux extraits d’entrevue qui leur permettront de refaire un voyage historique dans la vie politique mouvementée des trois personnages : Jean-Bertrand Aristide, René Préval, Gérard Pierre-Charles. Leurs querelles fratricides n’ont-elles pas détruit le rêve d’une Nation?

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Robert Lodimus :

M. Gérard Pierre Charles, en 1990, étiez-vous du nombre des personnalités politiques qui ont propulsé la candidature de M. Jean-Bertrand Aristide à la présidence de la République?

Gérard Pierre Charles :

   Effectivement. En arrivant en Haïti en 1986, j'ai compris une chose: il y avait un grand mouvement social dans le pays. De nouveaux acteurs participaient à la construction d'une société de droit et de liberté. Mais, face à ce mouvement social, il y avait les autorités politiques et l'armée. Il n'y avait pas de correspondance entre le mouvement social et la représentation politique. Il fallait trouver un secteur, quelqu'un, une organisation, qui pût assurer l'expression de ce mouvement social. Sans doute, l'organisation qui avait les germes, à mon avis, d'un parti moderne à l'époque, c'était le KONAKOM qui reflétait encore un niveau de développement primaire en termes d'organisation et de structuration d'un parti politique. Et, il y avait aussi à côté une personnalité qui, en s'appuyant sur le mouvement de masse, aurait pu représenter et faire avancer le mouvement social.

R.L. :

   Monsieur Jean-Bertrand Aristide…?

   G.P.C. :

   Et, c'est sur la base de l’identification – moi, je connaissais à peine Aristide, je n'étais pas son ami – que j'ai pensé que c'était l'homme qui pourrait correspondre à ces grandes revendications sociales, à ces désirs de changement du peuple, à cette nécessité de renouveler la direction politique du pays, à toutes ces choses qui étaient déjà présentes depuis 1986 dans le giron du mouvement social.

R.L. :

   Et en exil, entendiez-vous parler de M. Jean-Bertrand Aristide?

G.P.C. :

Non, je peux dire que, jusqu'à 1986, très vaguement... Quand je suis rentré en Haïti, j'ai entendu vraiment parler de l’homme. Certes, nous n'avons pas développé des relations étroites; cependant, nous nous sommes rencontrés à quelques reprises. En 1990, face à un impératif historique, nous avions besoin d'une direction politique qui soit arrivée à prendre en main ce mouvement social rénovateur. Il fallait quelqu'un d’imposant. Et, dans la mesure où cet individu pouvait faire le travail, dans la mesure où il pouvait faire face à cette mission historique, je l'aurais appuyé de façon désintéressée. Et c’est ce que j’ai fait avec M. Jean-Bertrand Aristide.

R.L. :

   Qu'est-ce qui vous faisait penser, en 1990, que le père Jean-Bertrand Aristide était l'homme du moment? L’homme de la situation? Celui qui pouvait incarner le changement…?

G.P.C. :

   Parce que c'était « le leader Â» qui avait émergé dans ce bouillonnement des forces sociales.

R.L. :

   Vous avez bien dit « le leader Â»?

G.P.C. :

   Oui…. Les autres acteurs politiques étaient plutôt liés aux vieilles pratiques traditionnelles haïtiennes.

R.L. :

   Faisiez-vous partie d'un mouvement politique en 1986, en arrivant à Port-au-Prince?

G.P.C. :

   J'ai été toujours un homme d'organisation à tous les niveaux. Durant longtemps, j'ai milité dans le Parti d'Entente Populaire (PEP), dans le Parti Unifié des Communistes Haïtiens (PUCH). Depuis 1976 -1978, j'avais compris qu'en Haïti, il fallait quelque chose de nouveau. Les informations qui nous venaient du pays montraient que de nouvelles forces sociales étaient en train d'émerger au sein du mouvement des libertés publiques, du mouvement des droits de l'homme, avec l'apparition de certains leaders. De plus en plus, je comprenais que le pays avait besoin d'une nouvelle expression politique organisationnelle. Et j’en déduisais que celles qui existaient ne correspondaient pas aux besoins du moment historique. En particulier, le PUCH : il avait été converti en un vaste et tragique réseau de mensonge.

R.L. :

   Au lendemain de son investiture à la présidence, Aristide déclarait que l'Opération Lavalas allait céder la place à l'Organisation Lavalas. L'OPL dont vous êtes l'un des membres fondateurs et coordonnateur général est née exactement dans cette optique. Jean-Bertrand Aristide figure-t-il parmi les membres fondateurs de l'Organisation Politique Lavalas devenue aujourd'hui l'Organisation du Peuple en Lutte (OP?

G.P.C. :

   On pourrait dire que oui... il a été un membre fondateur.

R.L. :

   Pourquoi « on pourrait dire que oui Â»?

G.P.C. :

   Justement pour souligner les circonstances. Il y a eu deux phénomènes en 1990 qu'il convient de différencier. La grande vague du mouvement démocratique et populaire a fait émerger un personnage qui a été son représentant. Ce personnage, il n'a pas fait la vague, il n'a pas crée le mouvement démocratique et populaire, mais il en a été l'expression au niveau du leadership. Et il y a eu un deuxième phénomène en 1990 que les gens ne pouvaient pas percevoir: c'est qu'un groupe de personnes – nous étions à peu près une vingtaine d'hommes et de femmes ayant déjà une expérience d'organisation, une pratique politique – avait compris que ce même mouvement qui avait donné lieu au phénomène lavalas, était aussi porteur d'une organisation politique. Un leader avait émergé de ce mouvement, mais on devait avoir une organisation politique. Et notre combat, à partir de ce moment, était de monter cette structure. Quand je dis « nous Â», je pourrais citer, entre autres, Chavannes Jean-Baptiste, Marc Romulus, William Smarth (à l'époque), Jean-Marie Vincent, Suzy Castor, Irvelt Chéry, bref de nombreuses figures qui avaient déjà compris cette nécessité de structurer l'organisation.

R.L. :

   Vous ne citez pas le nom de Jean-Bertrand Aristide!

G.P.C. :

   Je parle de militants qui pensaient déjà « organisation Â». Jean-Bertrand Aristide se souciait de son leadership. Nous pensions à la nécessité de monter une organisation qui, au-delà de la personne, pouvait assurer la permanence d'un système idéologique et son développement démocratique. C'est ainsi que, depuis décembre 1990, nous avons discuté de tout cela avec M. Aristide, récemment réélu…

R.L. :

     Comment a-t-il réagi à cette approche?

G.P.C. :

   Il n'était pas d'accord. Après beaucoup de discussions, nous sommes arrivés à cette prise de position où il a parlé de l'Organisation Lavalas. C'était le fruit d'une décision collective, parce qu'Aristide n'est pas un homme mû, guidé par une sensibilité, une vision de l'organisation. Tandis que nous, nous l’étions déjà. Et quand nous avons insisté sur la nécessité de fonder une organisation, il y a eu de sa part « concession Â», disons, une sorte d'accord timide, mais calculé. Nous pouvons ajouter qu'il a accepté l'initiative, dans l'idée, sans doute, de l'utiliser contre le Front National pour le Changement et la Démocratie (F.N.C.D.). Nous étions inspirés par la volonté de monter cette structure et d'affirmer notre présence organisée au sein de cette situation nébuleuse. Nous n'avions aucun grief contre le F.N.C.D., nous ne voulions pas le déplacer, nous voulions donner un contenu démocratique et collectif à l'entreprise.

R.L. :

   Jusqu’à présent, vous ne nous dites pas qu'il n’en faisait pas partie…

G.P. :

   Non, il n'a jamais fait partie de L'Organisation Politique Lavalas.

R.L. :

   On ne pourrait pas dire non plus qu'il en soit un membre fondateur.

G.P.C. :

   Je viens de vous décrire le contexte de cet accord politique avec lui, qui a donné lieu à l'Organisation Politique Lavalas. On ne peut pas lui enlever ce mérite historique. Il a participé à ce grand phénomène Lavalas qui porte en son sein les embryons d'une structure, laquelle a surgi, dès le premier jour, avec la vocation de devenir une organisation démocratique et moderne à direction collective. Nous étions, dès le premier jour, une vingtaine de cadres et de dirigeants expérimentés qui avons participé à l'élaboration même de l'idée. Dès sa naissance, l'Organisation Politique Lavalas était porteuse d'un projet politique qui s'identifiait à 100% au mouvement Lavalas; mais il y avait déjà des visions différenciées.

R.L. :

   Ses partisans ont bien raison quand ils déclarent que M. Aristide ne faisait pas partie de l'OPL.

G.P.C. :

   Je vous ai expliqué très clairement le processus. Les faits peuvent être rectifiés, précisés; mais, ils s'intègrent aussi à un phénomène sociologique. Ce ne serait pas la première fois que dans l'histoire apparaît un tel « dédoublement Â». Dans les grands mouvements sociaux, il y a des femmes et des hommes qui émergent. Des leaders… Cependant, la garantie de la cohérence et de la continuité de ces mouvements repose sur les coalitions de la société civile qui sont de caractère paysan, bourgeois, syndical et aussi bien sur les organisations politiques qui en découlent. Je pense que, heureusement, dans le mouvement Lavalas, en plus d'un « leader messianique Â» qui a eu son mérite et son rôle historique, à un moment déterminé, il y a eu aussi une structure, la conscience de la nécessité d'une structure, la conscience de la nécessité d'une institution et la capacité de la construire. Les hommes passent. Ils changent. Les institutions demeurent, mais doivent et peuvent se perfectionner sur la base de la critique constructive, de l'expérience, de la pratique politique.

R.L. :

   Certains partisans d'Aristide vous accusent d'avoir volé son idée pour fonder l'Organisation Politique Lavalas (OPL). Vous en avez entendu parler… Comment réagissez-vous?

G.P.C. :

   Vous savez, pour moi, ce que les gens disent, je l'enregistre... Mais mon action politique est soutenue et définie par des motivations orientées : celles qui contribuent à changer l'esprit de la politique dans notre pays. À en faire une vocation de service. J'aurais consacré ma vie à la lutte pour la démocratie, et ce ne serait pas un « emploi Â» qui m'intéresserait. Non plus de recevoir les honneurs officiels! J'ai une sensibilité particulière depuis longtemps pour les questions soulevées par les problèmes d’ordre sociétal. C'est dans cette perspective que je continue à travailler pour construire un instrument politique qui puisse soutenir et renforcer la lutte démocratique du peuple haïtien.

R.L. :

     Avez-vous joué un rôle quelconque dans le gouvernement aristidien?

G.P.C. :

   Non, je n'ai joué aucun rôle. Dans les premiers temps, de mon bureau privé, de temps en temps, j'envoyais un fax au président pour lui suggérer telle ou telle idée, sur des aspects qui me paraissaient importants. Cependant, au bout d'un certain temps, je me suis rendu compte que les fax n'avaient absolument aucune influence. Je n'ai jamais été fonctionnaire du gouvernement; je n'ai pas reçu un seul chèque signé en mon nom. Vous pourriez fouiller, passer au crible, scruter à la loupe toutes les archives de l’État. J'ai apporté une contribution désintéressée comme réformateur social, comme intellectuel à ce qui m'a paru, et me paraît encore une grande opportunité historique que la République d’Haïti a eue en 1990 de pouvoir se mettre sur les rails de la modernité, de la justice, de la participation et de la démocratie pour tous.

R.L. :

   Et ces fax, à qui les envoyiez-vous ?

G.P.C. :

   À Jean-Bertrand Aristide, comme président.

R.L. :

   Au palais national?

G.P.C. :

   Oui... Sur tel aspect, sur tel ou tel problème. Et je le faisais sans que j'aie été un conseiller du président ou un fonctionnaire du gouvernement. Étant donné que j'ai passé ma vie à étudier et à réfléchir sur les aspects de certains problèmes, je pensais qu'il y avait un conseil à donner, une suggestion à faire, une orientation à indiquer…

R.L. :

   On dirait que M. Jean-Bertrand Aristide et vous, vous vous détestiez l'un l'autre.

G.P.C. :

   Absolument pas! J'ai toujours entretenu de très bonnes relations avec M. Jean-Bertrand Aristide.

R.L. :

   Qu'est-ce qui reste   aujourd'hui de ces relations avec un camarade?

G.P.C. :

   Je crois que, sur le plan politique, il y a des visions différentes. Cependant, sur le plan personnel, rien n'a altéré nos relations. Absolument rien.

R.L. :

   Quelle est la source du conflit entre Lafanmi et l’OPL?

G.P.C. :

   Je vous l’ai dit, c’est l’histoire. Quand les choses arrivent, il faut interroger l’histoire. Et alors, on voit effectivement que, dans le grand mouvement social qui a apparu en 1986, il existe une longue tradition de lutte pour la liberté et qui a pris à un certain moment la dénomination de mouvement lavalas. Il y avait déjà des tendances différentes. Celles-ci se sont tout simplement précisées. L’histoire n’a pas commencé en 1990. La lutte pour l’implantation de la démocratie dans notre pays se situe bien au-delà de 1990.

R.L. :

   On le sait! À ce sujet, nous sommes un peuple de martyrs…

G.P.C. :

   Il y avait beaucoup de gens qui luttaient depuis longtemps pour la démocratie dans le pays. Certains ont pensé que Lavalas pouvait aider à faire avancer le processus. C’est dans cette perspective qu’il y en a eu plusieurs courants. Et nous avons toujours pensé qu’ils étaient tous favorables à l’aménagement et au développement d’un cadre politique ancré, taillé dans le système du multipartisme progressiste… Il ne pouvait pas s’agir de créer un parti unique, un mouvement lavalassien unique qui pourrait nous conduire à des formes nouvelles de totalitarisme. Donc, il y avait des tendances multiples et divergentes. Les citoyens qui étaient à l’intérieur du mouvement ne s’en rendaient, peut-être, pas compte. Ceux qui observaient de loin, non plus. Cependant, en histoire, ça arrive. Au cours des années, ces courants se sont manifestés et sont devenus plus visibles, probablement à la veille des élections du 6 avril 1997, quand l’OPL s’est définie comme un partenaire électoral apparaissant sur une liste distincte, dans un contexte différent de celui qui avait été « La Table (Bò Tab la) Â», la coalition de 1995. Mais c’était le fruit d’une évolution naturelle assujettie à une transformation normale, sans haine, sans tiraillement. Elle s’est faite comme dans les processus naturels ou biologiques; comme quand dans un arbre, apparaissent des branches, sur le plan sociologique apparaissent également des frères et des sÅ“urs avec leur propre vision, leur caractère, leur projet, leur trajectoire. Pour moi, c’est le fruit de l’histoire. Ces choses arrivent. Il faut les comprendre et les gérer… C’est probablement à partir du 6 avril que, dans les relations entre deux branches de Lavalas, ont commencé à apparaître des situations antagoniques.

R.L. :

   Avez-vous des contacts directs avec M. Jean Bertrand Aristide?

G.P.C. :

   Non, nous n’avons pas de contacts directs. Mais plutôt à travers des passerelles. C’est la dimension politique qui prime, et c’est à travers les amis communs que des contacts se font, quand cela est vraiment nécessaire.

R.L. :

   Alors, c’est une amitié qui s’effrite…

G.P.C. :

   Je ne le pose pas en termes d’amitié, mais en termes de relations publiques. Les relations politiques se font donc à travers des passerelles.

R.L. :

   L’ami ne vous appelle plus! Et vous ne l’appelez plus!

G.P.C. :

   Je crois que vous interrogez l’homme public. Ce qui pourrait être les relations d’amis n’est pas de l’intérêt du journaliste.

R.L. :

   Et si on met la politique de côté? C’est l’idée que les gens se font en vous écoutant parler chacun de votre côté.

G.P.C. :

   Oui, je crois qu’il y a un fait : deux projets politiques qui se sont dessinés. Et c’est ce qui est nouveau et d’une importance particulière. Certains n’arrivent pas à le comprendre. Pour eux, à partir du moment où il y a des projets différents, les protagonistes doivent être à couteaux tirés. Nous autres, nous disons de façon très claire : si les élections du 6 avril s’étaient déroulées normalement, eh bien, cela aurait été une compétition – comme cela se fait entre deux partis dans un pays – démocratique. Parce qu’il y a eu, d’une part malhonnêteté, et de l’autre des remises en questions de la fraude électorale et de toute une série de pratiques politiques, l’évolution historique de ces deux courants au sein de Lavalas apparaît aujourd’hui comme une situation antagonique. Cependant, nous pensons que l’avenir du pays exige de bien gérer cette réalité.

R.L. :

   Quelle réalité?

G.P.C. :

   S’il y a deux partis, s’il y a pluralisme dans ce pays, la démocratie va gagner. C’est dans cette perspective que nous avons toujours développé tous nos rapports au sein de Lavalas. L’OPL a été l’un des courants – on le disait et Aristide le savait très bien – du mouvement démocratique, du mouvement lavalas.  

Robert Lodimus :

   Votre mouvement a changé de vocable. Nous allons en parler. Mais tout d’abord, ce qui est assez surprenant à nos yeux, et même cocasse, c’est que, dans le fond, vous avez choisi de rester des lavalassiens! Blanc bonnet, bonnet blanc! N’est-ce pas démagogique?

Gérard Pierre Charles :

   Vous savez avec Lavalas nous avons développé des rapports très particuliers. Je vous donnerai un livre qui s’appelle « Pour convertir nos revers en victoires Â», publié en juin 1992. Un travail collectif, un document critique de la Coordination, réalisé au lendemain du coup d’État, dans la clandestinité, pour faire le point sur ce qu’avaient été les expériences de ces 7 mois, et tracer les perspectives du futur. Et déjà, dans ce livre, il est marqué «Organisation Politique Lavalas, Organisation du Peuple en Lutte pour le changement et la démocratie Â». Et voici un autre petit ouvrage publié en avril 1994 avec la même mention; et un autre sorti plus récemment : c’est le document –  Programme de Gouvernement de l’OPL, Organisation Politique Lavalas (OPL), Organisation du Peuple en Lutte – pour un mieux être collectif. Depuis longtemps nous sentions la nécessité de cette démarcation, de cette différenciation. Que, dans Lavalas, il y ait deux grandes tendances, deux projets différents, qu’il y ait plusieurs personnalités politiques et sociales, plusieurs grands corps participatifs, plusieurs secteurs, plusieurs démarches, pour nous, c’est réellement positif pour la démocratie.

R.L. :

   Je disais que vous restez quand même des lavalassiens…

G.P.Ch. :

   Dans la mesure où Lavalas est la dénomination qu’a prise le mouvement démocratique et populaire de 1986 : mouvement qu’Aristide n’a pas créé, mais seulement baptisé. Quand, aujourd’hui, nous rejetons le nom Lavalas, surtout après le choc d’avril, c’est un geste politique qui veut dire que nous nous démarquons de toutes les pratiques négatives de Lavalas : pratiques d’élections frauduleuses, pratiques de corruption. Quand l’OPL prend la dénomination d’Organisation du Peuple en Lutte, ça signifie qu’il y a quelque chose que nous rejetons, et quelque chose que nous réclamons.

R.L. :

   Que rejetez-vous? Que réclamez-vous?

G.P.Ch. :

   Ce que nous mettons de côté, ce sont des pratiques négatives; et ce que nous souhaitons maintenir, c’est le formidable élan du peuple mobilisé en 1990 derrière ses idéaux de justice, de participation, de  changement, d’anticorruption et de mieux-être, c’est le peuple en lutte, le peuple qui a toujours lutté, ce sont les militants qui ont toujours Å“uvré pour arriver à des objectifs de changement, à de meilleures conditions de vie pour le peuple.

 

(À suivre)

Propos recueillis par Robert Lodimus