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LA DÉCHARGE : l’Exécutif ne peut pas s'auto-Contrôler

Sonet Saint Louis av touthaitiMe Sonet Saint Louis av

Comme il est devenu courant de décider par décrets depuis la fin de la 50e législature, l’Exécutif s’apprêterait-il à creuser l’abîme en prenant un énième décret pour accorder décharge pleine et entière aux anciens ministres des gouvernements passés, comme il a été le cas en 1995.

Les manquements, la méchanceté, l'ignorance de nos dirigeants, tout est mis sur le dos de la Constitution. En réalité, nos décideurs politiques, nos gouvernants, créent des conflits inutiles et préjudiciables aux intérêts des citoyens et à l’État parce qu'ils ne maîtrisent pas les mécanismes à la base du fonctionnement de notre régime politique haïtien. D’où nos multiples difficultés aussi bien dans l’interprétation des lois que dans leur application. On le voit bien dans le casse-tête causé par la question de la décharge.

Selon la Constitution de 1987, il revient à la Commission bicamérale de décharge, composée de sénateurs et de députés de statuer sur la demande de décharge produite par les anciens hauts fonctionnaires de l'État (notamment les anciens premiers ministres et les ministres), après le rapport de la Cour des Comptes et du contentieux administratif (CSCCA).

On constate que beaucoup d’anciens serviteurs de l’État ont le plus grand mal à obtenir décharge,  victimes de tractations les plus viles. La décharge ne devrait pas être un facteur de blocage pour la réalisation de certains droits. Elle n’a pas à être utilisée comme un moyen de règlement de comptes politiques.

Pour résoudre ce problème, des professeurs de droit constitutionnel comme Mirlande Manigat ou feu Monferrier Dorval ont suggéré de simplifier la procédure en vigueur, sources d'abus et de violations systématiques des droits humains, en laissant à la Cour des comptes et du contentieux administratif la possibilité d’y statuer.

Cette solution est certainement le fruit de profondes réflexions mais on a du mal à déceler les principes juridiques et constitutionnels sur lesquels elle se base. En dépit de nos désaccords théoriques, leur point de vue doit être considéré comme valable. Car le rôle de la doctrine sert essentiellement à proposer des solutions pour améliorer le droit, que ce soit au niveau de l'édiction des règles ou du jeu de son application.

Une affaire parlementaire
À la lumière du droit constitutionnel, et notamment du droit parlementaire, il y a lieu de montrer pourquoi cette prérogative peut difficilement être enlevée au Parlement.

Mon hypothèse de travail est que la question de décharge est inséparable de la nature du régime politique haïtien et fait partie de la fonction de contrôle qu'exerce le parlement sur l'action gouvernementale. Comme je l'ai souligné précédemment dans mes textes, le pouvoir de contrôle est un concept théorique large dont l'enquête (concept opératoire) est l’opérationnalisation.

Ce pouvoir de contrôle s’étend sur le budget de l’État ainsi que sur les activités du gouvernement. À tout moment, un ministre peut être interpellé sur les activités de son ministère ou sur toutes questions d’intérêt général. Ce contrôle doit être exercé par les représentants élus du peuple dans un souci de protéger l'intérêt collectif contre le risque de mauvaise gestion de nos gouvernants.

On se rappelle qu'au cours de la présentation du rapport PetroCaribe au Sénat, certains sénateurs proches du gouvernement avaient nié le pouvoir du parlement d'enquêter sur les activités du gouvernement. Pour appuyer leur argumentation, ils avaient invoqué l'article 118 de la Constitution qui dispose que chaque chambre a le droit d’enquêter sur les questions dont elle est saisie. Cependant, cette clause, évoquée à tort, doit être lue en relation avec l'article 29 de la Constitution, lequel donne aux citoyens la possibilité de porter une question d'intérêt général à la connaissance du parlement sous forme de pétition.

Pour comprendre la portée de cette disposition, il faut faire un retour dans l'histoire du droit constitutionnel haïtien pour découvrir l'application qui en fut donnée. Évoquer hors contexte le fondement juridique d'une argumentation, constitue un désastre irréparable sur le plan scientifique.

L’une des caractéristiques fondamentales de notre régime politique est la responsabilité du gouvernement devant le parlement. Par la ratification de sa politique générale par les chambres, il s'engage devant le Pouvoir législatif à mener à bien son action. Le vote du document de politique générale par les chambres est pour le gouvernement à la fois un mandat et un acte d'engagement. En conséquence, il n'y a que l’assemblée parlementaire qui puisse affirmer que la gestion de tel ou tel haut fonctionnaire répond effectivement au mandat ou à l'engagement qu'il avait pris devant elle.

C'est pourquoi le parlement n'est pas lié par le rapport ou l'avis - favorable ou non - de la Cour des comptes et du contentieux administratif sur la gestion d'un haut responsable de l'État. Le pouvoir de contrôle du parlement est plus élargi que celui de cette Cour placée sous sa dépendance. C'est pourquoi il est établi, en droit constitutionnel et parlementaire, que l'enquête parlementaire donne lieu à l'enquête judiciaire, en vertu du principe selon lequel le pouvoir ne peut être subordonné à aucune autre direction interne ou externe. « Seul le pouvoir arrête le pouvoir », selon la théorie de la séparation des pouvoirs consacrée par Montesquieu.

La décharge est automatique

Le terme de « décharge politique » ne veut pas dire que la décision de la Commission doit être motivée par des considérations politiques et de non droit. Il signifie que dans le cadre de l'exécution du budget de l'État, document chiffré découlant de la déclaration de politique générale du gouvernement, ce haut fonctionnaire en charge s'est acquitté de sa mission conformément aux lois sur la comptabilité publique.

La décharge est annuelle (art. 233 de la Constitution). La loi fait obligation à la Cour des comptes et contentieux administratif de produire un rapport sur l'état de la situation financière du pays et la gestion des comptables des derniers publics à travers la loi des règlements. En principe, la question de décharge n'aurait pas dû être posée pour les anciens hauts fonctionnaires de l'État : elle devrait être automatique.

Le Parlement, en tant que pouvoir de l'État, ne peut pas refuser de se prononcer sur la demande de charge produite par les citoyens qui ont servi l'État. Ce serait violer une de cette disposition constitutionnelle. En pareil cas, les voies de recours sont la justice et seront toujours la justice.

Le Parlement n’est pas une instance de non droit. Il est une institution républicaine et en tant que tel, il doit fonctionner dans le cadre de la démocratie et l'État de droit. Dans un État de droit, les gouvernants sont soumis au droit au même titre que les citoyens.

Compte tenu de la situation actuelle de la magistrature haïtienne et de son environnement extrêmement politisé, est-elle capable de faire œuvre nouvelle ? Autrement dit comment contraindre le parlement à se soumettre à la Constitution et à la loi ? Quels sont les droits qui sont en cause dans le refus de se prononcer sur la question de décharge.

Le rôle de l’Exécutif

La Constitution haïtienne de 1987 précise que le président de la république, chef du Pouvoir exécutif, veille à l'exécution de la Charte fondamentale et des lois de la république. Cette mission  devrait permettre au Chef de l’État d’intervenir pour demander aux parlementaires de se prononcer sur la décharge des hauts fonctionnaires de l'État. Veiller au respect de la Constitution fait partie des prérogatives d’un Président de la République digne de ce nom. S'il ne l'accomplit pas, il est en infraction à la Constitution, comme ça a été d’ailleurs le cas jusqu’à présent. Et cette attitude doit être dénoncée comme un déni de droits de la part de l’Exécutif. Une atteinte à un droit fondamental. Ou d’incompétence.

Quels sont les droits qui sont en cause dans le refus de se prononcer sur la question de décharge, et que prévoient les Conventions internationales ratifiées par Haïti en matière des droits humains ?

L'Exécutif haïtien a le devoir de s'assurer que le comportement des dirigeants reflètent les principes de la démocratie et l'État de droit. S'il ne le fait pas, il est responsable de tous les actes de violation des droits humains. Dans le cadre du fonctionnement de l'État de droit, le citoyen lésé a le droit de s'adresser à la justice pour demander correction et réparation. La Constitution haïtienne de 1987 et les conventions internationales signées et ratifiées par Haïti protègent et garantissent les droits civils et politiques des citoyens, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques reprenant les droits consacrés par la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Il était de la responsabilité du Président de la République qui a l'obligation de faire exécuter la Constitution, de s'adresser au parlement en vue de corriger cette situation caractérisée par la violation systématique des droits civils et politiques d'un groupe de citoyens qui ont servi leur pays. Il n’a jamais jugé bon de le faire et ce faisant, il s’est fait complice en fermant les yeux sur les dérives du Pouvoir législatif.

Dans le cadre de notre démocratie représentative, la nation a le droit de savoir qui a été son bon et fidèle serviteur. Dans cette affaire de décharge, et comme dans d'autres affaires, c'est tout le travail du parlement en matière de contrôle qui est remis en question.

Sur cette question de décharge, la République d'Haïti est en infraction au droit international relatif aux droits de l'homme. L'État de droit se trouve en déroute du fait du comportement de nos parlementaires dans plusieurs dossiers d'intérêt national et de l’inaction d’un Exécutif non imbu de ses obligations.

Le travail du parlement est fondamental. Son existence est une justification de la vitalité de notre démocratie. Il n'est pas prévu par la Constitution que se produise une vacance parlementaire. Si tel est le cas, c’est une faute du Président de la République dans la mesure où, selon les termes de l'article 136 de notre loi mère, l'une de ses fonctions principales est d'assurer la bonne marche des institutions.

Les limites de l’Exécutif

Il y a des domaines où les décisions d’un Président peuvent s'appliquer sous forme de décrets mais en aucun cas, l’Exécutif ne peut pas prendre de décrets ayant force de loi et susceptibles de modifier des lois existantes. La Constitution de 1983 avait habilité l’Exécutif à prendre des décrets ayant force de loi. Mais ces types de normalité juridique ont été valides jusqu’au 28 avril 1987, date à laquelle la Constitution de 1987 était devenue exécutoire. L'article 285-1 inscrit au chapitre des dispositions transitoires, qui autorisait le CNG à prendre des décrets ayant force de loi, est épuisé.

Depuis le dysfonctionnement provoqué du Parlement, on s'étonne des actions diversifiées prises par l'Exécutif qui relèvent des attributions du parlement. La confiscation du pouvoir de contrôle, l'une des compétences du parlement, par l’Exécutif remet en question les principes de la bonne gouvernance. Contrôler l'action gouvernementale est une responsabilité constante de la puissance législative, souligne la professeure de droit constitutionnel, Dr. Mirlande H. Manigat. Le président est irresponsable, c'est-à-dire le Parlement ne peut pas lui demander des comptes. Par contre, le Premier ministre et les membres de son cabinet sont responsables devant les assemblées parlementaires. Dans l'exercice de cette prérogative, la décharge qui est une formalité annuelle, ne peut être donnée que par le Parlement. La décharge est une sorte de déresponsabilisation. Si un gouvernement ne s'était pas engagé devant le parlement, il devient inconstitutionnellement impropre que ses membres se tournent vers le parlement pour solliciter la décharge ou l'examen de leur gestion.

Avec l'effacement du parlement, le pouvoir de contrôle dont il dispose, est aussi anéanti. Aucun ministre ne peut jugé ni destitué pour les fautes commises dans l'exercice de ses fonctions (lire les articles 186 à 190 de la Constitution). Dès lors, toutes les portes de la corruption sont ouvertes. Depuis le deuxième lundi de janvier 2020, l'ordre constitutionnel et démocratique a été interrompu. L'usage de l'arbitraire a primé sur les principes de l’État de droit. Pourtant notre Constitution qu'on accuse de tous les maux, avait prévu un système dont sont justiciables les détenteurs des pouvoirs publics. Que de fautes graves à sanctionner dans cette République d'aujourd'hui ! Malgré la puissance de la Constitution de 1987, elle est restée jusqu’à présent lettre morte. Car, le respect de la Constitution ne dépend pas seulement de sa valeur juridique, politique et idéologique mais de la volonté des gouvernants et des gouvernés de la respecter. C'est la définition même de l'État de droit.

L'État d'Haïti fonctionne dans l'imposture. La transition démocratique qui a débuté en 1986, n'a pas abouti à des changements dans nos pratiques politiques. Trente-trois ans après, la régression est partout. La Constitution ne saurait être responsable du dysfonctionnement de l'État droit, de la paralysie des institutions. À la base, il se pose le problème du manque d'éducation, de patriotisme des élites haïtiennes. L'absence de ces valeurs les rend incapables de lancer le pays vers la modernité et le développement économique.

La question s’est posée de savoir si le pays mérite une nouvelle Constitution. Pouvons-nous dire qu’elle a fait son temps au point de vouloir la changer dans les conditions actuelles imposées par le Président Moïse ? Beaucoup de voix autorisées s’élèvent pour demander une nouvelle Constitution. Pour certains, il y a nécessité de se pencher sur un nouveau texte car celui de 1987 comporte trop d’ambiguïtés, de confusions, d’imprécisions et même de contradictions. L’importance d’une telle Å“uvre, à mon sens devrait impliquer plus de secteurs  et réunir  l'adhésion collective. En effet, les amendements de 2011 n’ont pas contribué à améliorer le texte constitutionnel ni fait évoluer notre droit.

C’est pourquoi beaucoup de citoyens et citoyennes de la République avouent publiquement vouloir participer à une entreprise collective de rédemption constitutionnelle mais la manière de procéder par ce pouvoir ne leur laisse aucune option tant l'emprise initiée par ces hommes au pouvoir est grotesque et ne représente aucun caractère sérieux. Des gens lucides ont produit de réflexions rigoureuses dans le domaine de la Constitution. Citons entre autres, Madame Mirlande Manigat, Me Camille Leblanc, Me Alain Guillaume, Me Bernard Gousse, Me Josué Pierre-Louis, Me Guerilus Fanfan, Me Kébrau Zamor, Me Osner Fevry, Me Henri Dorleans, Daly Valet, Leny Rochambeau, Eugène Pierre-Louis, Me Chery Blair, Me Patrick Pierre-Louis, les députés Louis Joseph Manes, Jerry Tardieux, Rolph Papillon etc. Beaucoup d'autres intellectuels évoluant dans des domaines divers restent attachés à l’espoir de participer un jour, lorsque le moment sera venu, à une nouvelle Assemblée constituante aux côtés de citoyens et citoyennes de valeur et du savoir, soucieux de mieux préparer l'avenir sur les chantiers de la reconstruction nationale.

Me Sonet Saint Louis av
Professeur de droit constitutionnel
24 novembre 2020
Sonet43 @Hotmail.com
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