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Le Trait d'Union Entre Les Haitiens

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Hugues Saint-Fort a fait des études de lettres modernes et de linguistique aux Universités de Paris III Sorbonne Nouvelle et de Paris V René Descartes-Sorbonne d’où il a obtenu un Doctorat de linguistique. Il a enseigné la linguistique et/ou le français à l’ile Maurice, puis à Queens College, City College of New York, Kingsborough Community College.
 
Ses intérêts de recherche portent sur la création lexicale en créole haïtien, le phénomène des alternances genèse du créole haïtien  et l’évolution de la littérature haïtienne dans l’émigration nord-américaine
Qui est le professeur Hugues Saint-Fort?

Vers la résurgence du préjugé de couleur en Haïti ?

discrimination stop-en-haitiPar Hugues Saint-Fort --- Le quotidien Le Nouvelliste a publié dans son édition du jeudi 12 juillet 2012 un article remarquable qui a fait beaucoup de bruit dans les forums de discussion et les communautés haïtiennes de l’intérieur et de l’extérieur. Dans cet article intitulé « Que dire d’être Noir dans la « république » de Pétionville ? », l’auteure, Nicole Siméon, raconte sur un ton sincère mais nullement larmoyant une succession d’incidents à caractère discriminatoire dont elle fait les frais quand elle pénètre dans un supermarché de la rue Ogé ou dans un magasin de la rue Louverture, à Pétionville. Tous ces incidents relèvent, dit-elle, de marques discriminatoires manifestées contre elle par les vigiles  qui lui refusent l’accès à ces endroits « sous le prétexte qu’elle porte un sac à  dos » et qu’elle doit le déposer dans les casiers destinés à cet effet. Or, explique Mme Siméon, des personnes de race blanche circulent dans le magasin portant leur sac à dos au vu de tout le monde.  C’est donc de la pure discrimination contre les Noirs, conclut l’auteure de l’article.

Je suis un fervent lecteur du quotidien Le Nouvelliste en ligne mais c’est la première fois que je relève dans ses pages consacrées aux commentaires des lecteurs tant de réactions à chaud. Normalement, les réactions des lecteurs concernant un article ne dépassent pas une douzaine. On en est maintenant aujourd’hui dimanche 15 juillet 2012  à soixante-quatorze réactions. Toutes, sauf une, condamnent sévèrement les pratiques discriminatoires manifestées à l’égard de Mme Siméon. Il y a même une lectrice canadienne blanche qui ne se prive pas de fustiger cet acte répréhensible. Cependant, le lecteur qui fait exception à la règle doute de l’existence de l’auteure et soutient que le personnage Nicole Siméon n’existe pas. C’est un faux nom, clame-t-il. « C’est un texte fabriqué par un laboratoire qui veut reconfigurer le débat politique ». Extraordinaire ! Pour la petite histoire, signalons qu’un autre lecteur a vite fait de répondre au lecteur douteux en donnant des précisions très convaincantes sur l’identité de Mme Nicole Siméon.

La question du « préjugé de couleur » dans la société haïtienne constitue une véritable pomme de discorde au sein de notre corps social aussi loin que l’on remonte dans l’histoire d’Haïti. La majorité de nos historiens et spécialistes de sciences humaines / sociales ont écrit là-dessus. Plusieurs « scholars » étrangers spécialisés en études haïtiennes ont également consacré des recherches sur cette question. Je citerai deux classiques : d’abord, celui de l’historien britannique David Nicholls « From Dessalines to Duvalier. Race, Colour and National Independence in Haiti » (McMillan Publishers 1988), et un autre volume non moins fameux de la sociologue canadienne Micheline Labelle « Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti » ( CIDIHCA et Les Presses de l’Université de Montréal 1978).

Pour David Nicholls, la majeure partie de l’histoire d’Haïti peut se lire à la lumière du fameux préjugé de couleur qui existe en Haïti. Il dit ceci: Much of Haiti’s political history in the nineteenth century is to be seen as a struggle between a mulatto, city-based, commercial elite, and a black, rural, and military elite. » (Une grande partie de l’histoire politique d’Haïti au dix-neuvième siècle doit être considérée comme une lutte entre une élite mulâtre, urbaine, commerciale, et une élite noire, rurale et militaire.) [ma traduction]. Quelque importante que puisse être la problématique épidermique dans l’histoire d’Haïti, il apparait assez réducteur de faire d’elle la seule explication de l’évolution historique d’Haïti. On doit donc tenir compte de certains autres types d’explication.

Mais, voyons ce que dit la sociologue Micheline Labelle dans son ouvrage cité plus haut : « Ce qui est désigné en Haïti comme la « question de couleur » haïtienne se réfère en dernière analyse aux luttes historiques qui ont opposé et opposent encore les secteurs « noir » et « mulâtre » des classes dominantes. Cependant, elle implique une problématique de la couleur qui rejaillit sur toute la société haïtienne, infiltrant, à des degrés divers et selon des modalités diverses, l’ensemble des pratiques et des discours ». (Labelle 1987 : 13).

Dans ces deux paragraphes, Labelle réussit à cerner l’essence du conflit de couleur au sein de la société haïtienne. Ses origines sont historiques en ce sens qu’on ne peut pas les comprendre si l’on évacue les origines de la structure de la colonie française de Saint-Domingue, la stratification sociale particulière à cette société, les conditions dans lesquelles Saint-Domingue est devenue Haïti. Labelle fait une distinction importante quand elle parle de l’opposition des secteurs « noir » et « mulâtre » des classes dominantes. Mais, la dernière phrase de Labelle est capitale. Cette problématique de la couleur qui, après l’indépendance, a opposé les secteurs « noir » et « mulâtre » des classes dominantes « rejaillit sur toute la société haïtienne, infiltrant à des degrés divers et selon des modalités diverses, l’ensemble des pratiques et des discours. » Voilà pourquoi cette problématique est toujours aussi intense, aussi constante dans l’ensemble du corps social haïtien. Comme le dit bien Labelle, elle pénètre « l’ensemble des pratiques et des discours ». Aucune classe sociale n’est épargnée.

La problématique épidermique existe pratiquement dans la majeure partie des sociétés postcoloniales. En général, les sociologues et les anthropologues l’analysent dans le cadre de la fameuse opposition « race » vs « classe ». On trouve cette problématique dans la plus grande partie des sociétés caribéennes, en Amérique latine, et même dans une certaine mesure, dans le sud des Etats-Unis. Cependant, les perceptions de ce qu’on appelle les relations raciales sont déterminées en dernière analyse davantage par la position socioéconomique des actants que par la stricte question de la couleur de la peau. Pour nous Haïtiens, cette explication a été fournie au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle par un paysan noir, leader d’un groupe de rebelles connus dans l’histoire d’Haïti sous le nom de « Piquets », Jean-Jacques Acaau dont l’analyse est restée célèbre : « Nèg rich se milat, milat pòv se nèg ». Autrement dit, la question sociale est d’abord une question de classe. La couleur n’est rien. Bien sûr, il est quelque peu exagéré de dire cela après avoir lu la précédente réflexion de Labelle. Car, nous savons que dans toutes les sociétés postcoloniales, la notion de race est socialement pertinente puisque les traits phénotypiques, par la force de l’histoire, fonctionnent en tant que symboles de valeurs sociales qui elles-mêmes deviennent des attributs de statut social.

La « question de couleur » à l’haïtienne est fascinante car elle relève d’un sous-racisme dont les racines historiques semblent plus solides que jamais. Est-il vrai que cette question de couleur a rebondi dans le corps social haïtien depuis l’arrivée au pouvoir l’année dernière du nouveau gouvernement haïtien ? Il m’est impossible d’affirmer une telle proposition puisque, d’une part, je ne vis pas sur le terrain, et d’autre part, je ne suis au courant d’aucune recherche universitaire solide sur cette particulière question. La mésaventure qui est arrivée à Mme Siméon que je n’ai jamais rencontrée, si elle est éminemment personnelle, n’est pas du tout suffisante pour que je conclue au retour de la « question de couleur » en Haïti.

Le célèbre historien et anthropologue haïtien, Michel-Rolph Trouillot, qui a disparu la semaine dernière, a écrit des pages intelligentes et profondes sur la question de couleur en Haïti. Je recommande particulièrement son texte intitulé « Culture, Color, and Politics in Haiti » qui a paru dans un livre collectif intitulé « Race », édité par Steven Gregory & Roger Sanjek, en 1994 et publié par Rutgers University Press. Pour M-R Trouillot, « the beliefs and practices that Haitian urbanites refer to as the « color question » do not operate in a social vacuum. Instead, color-cum-social categories operate in various spheres of urban life as part of different strategies of competition and struggle. They materialize most vividly in the familial alliances typical of certain urban classes, and they are often a favored idiom of politics. But they also function as referents for sociocultural oppositions outside the immediate political arena. » (les croyances et pratiques auxquelles les citadins haïtiens se réfèrent comme la « question de couleur » ne fonctionnent pas dans un vide social. Au contraire, les catégories sociales et les catégories de couleur opèrent dans des domaines variés de la vie urbaine en tant que composante des différentes stratégies de composition et de lutte. Elles prennent forme très nettement dans les alliances familiales représentatives de certaines classes urbaines, et elles représentent souvent une expression favorite de la politique. Mais elles fonctionnent aussi en tant que référents pour les oppositions socioculturelles qui se trouvent à l’extérieur de l’arène politique immédiate) [ma traduction].

Prof Hugues Saint-Fort

Lire aussi:

  1. Que dire d'être Noir dans la « république » de Pétion-Ville ?
  2. Réflexions autour de l’article « Que dire d’être Noir dans la « république » de Pétionville ? »