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La Calamité Rose: Ayiti-Exit - la nécessité d’arrêter la Caravane du Faire Semblant (3 de 9)

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Par Alin Louis Hall --- Comme le journaliste Frantz Duval l’a si bien démontré dans son éditorial du 26 avril 2017, le président haïtien est un personnage qui n’excelle à rien que nous persistons à appeler « excellence ». Parlant de ce « bon père de famine », il écrit : « Deux présidents, deux gouvernements plus tard, les mesures nécessaires pour relancer la normalité dans les zones affectées tardent encore. Il a fallu les pluies de la fin de la semaine écoulée pour que tout le monde se rende compte combien le Sud demeure fragile et dépourvu de ressources pour faire face à la plus petite inondation[1]. » En réalité, le moule de Sténio Vincent continue à reproduire en série ces « volontaires de la servitude nihiliste » (VSN) sans réponses concrètes aux problèmes qui taraudent la société haïtienne. Nos mauvaises pratiques de « faire semblant » reflètent l’absence d’esprit critique et d’éducation dans laquelle la société haïtienne s’est enfermée. De ce fait, l’égocentrisme triomphe avec tout ce que cela comporte de blocage et de fausseté. En clair, le « faire semblant » est la manifestation la plus évidente de l’ignorance régnante et du refus de savoir de la société haïtienne.

Sous le charme de l’esthétique de la trivialité, Haïti continue à s’étioler au rythme de l’encanaillement. Pour les incrédules, il est de bon ton de souligner que cette démocratie « carnavalesque » s’inscrit dans le respect de la pure tradition des esclavagistes qui incitaient les captifs Africains à danser pour les amuser. Et, comme il n'est pas de l'intérêt des dépositaires de la « société coloniale sans sanction » que les citoyens prennent conscience, les origines coloniales du carnaval saint-dominguois restent méconnues du grand public. La conclusion qui s’impose est que la distraction des masses est devenue un maillon fort de la chaine du dispositif reliant toutes les couches sociales dans une déresponsabilisation collective assumée. Les signes avant-coureurs de cette monumentale déréliction s’étaient déjà révélés lors de la campagne de l’Est en février 1805. Cette expédition punitive avait mobilisé les deux tiers de l’armée et avait ainsi crée un vide en raison de la nature militaro-administrative du nouvel État hérité du modèle colonial. Il s’ensuivit que la population en profita pour occuper illégalement les plantations abandonnées par les colons mais récupérées par les officiers créoles qui voulaient s’approprier la part du gâteau.

Les Haïtiens paraissent unanimes à reconnaitre le mauvais chemin pris par la première expérience de décolonisation qui continue d’agoniser sous le poids accablant du faire semblant. Aussi, en levée de rideau, le préambule de la Constitution haïtienne de 1987 est-il de toutes les ambitions « pour constituer une nation haïtienne socialement juste économiquement libre et politiquement indépendante » et « pour rétablir un État stable et fort, capable de protéger les valeurs, les traditions, la souveraineté, l'indépendance et la vision nationale. » Son premier article précise : « Haïti est une République, indivisible, souveraine, indépendante, coopératiste, libre, démocratique et sociale. » Mais, comment comprendre que la première expérience de pouvoir d’Afro-descendants se soit transformée en ratage programmé ? Pourtant, les Haïtiens n’arrivent même pas à se rendre à l’évidence de l’effondrement de l’état. En faisant du président un mineur non-responsable de ses actes, les Haïtiens confient la destinée de la nation à un enfant gâté. Ce kleptomane, de surcroit, s’approprie de la chose publique comme un butin de guerre.

En 1907, Fernand Hibbert publiait Les Thazar et soulevait le voile sur la trilogie de la société haïtienne : l’hédonisme, l'argent et la politicaillerie. L’inversion des valeurs n’est donc pas un phénomène spontané dans une société haïtienne incapable de choisir entre le champagne pour quelques-uns et l’eau potable pour tous. Il y a à peine un siècle, ce roman décrivait les fausses ingénues, les femmes frivoles, dépensières, adultères, les politiciens corrompus, arrogants et une bourgeoisie assoiffée de jouissances qui ne reculaient devant aucun compromis pour le « paraître », rien que le « paraître ». Qu’a-t-il changé de ce tableau ? Il importe donc de prendre de la distance par rapport à nos « haitiâneries » et surtout aux curieux bégaiements de notre histoire. Ce recul s’impose non seulement pour garder une bonne santé mentale mais encore pour mieux appréhender ce qui accompagne la perte de l’âme haïtienne et nous éloigne davantage des idéaux du 1er janvier 1804.

Notre discours se veut donc un appel aux investissements immatériels dans le savoir. Les Haïtiens doivent se mettre d’accord sur la nécessité de l’émergence d’un nouveau courant de pensée. Comment, par exemple, s’inspirer du gigantisme de l’ordonnance du 9 avril 1804 pour l’érection des dix-huit fortifications de notre système défensif national ? Ce trait de caractère semble avoir disparu d’une société haïtienne qui s’est plutôt accrochée au néant. Alors, pour combattre ce déficit permanent de vision, il est urgent de replacer la critique scientifique à sa vraie place. Pour qu’elle soit à la fois une ressource et un lien indissociable, l’offensive doit être menée sur tous les fronts sans pitié ni concessions contre les thuriféraires de l’absurde. Nous devons explorer toutes les pistes pour décoder ce logiciel qui programme le cerveau haïtien. C’est au travers de l’assimilation des notions aussi fondamentales telles que la causalité, la transversalité et la cohérence que nous verrons l’éclosion de l’intelligence situationnelle collective. En clair, un ajustement culturel s’impose pour combler l’asymétrie des référentiels.

Nous voulons proposer de nouveaux sentiers pour expliquer pourquoi notre fibre existentielle est alimentée par le « faire semblant ». Agrémentée d’une approche anthropologique de notre histoire, de notre culture et de notre langue, cette proposition de recadrage de la pensée haïtienne doit nécessairement passer par la psychopathologie du colonisé en tant que première étape. Frantz Fanon eut à dénoncer comment « le résultat, consciemment poursuivi par le colonialisme, était d’enfoncer dans la tête des indigènes que le départ du colon signifierait pour eux retour à la barbarie, encanaillement, animalisation[2]. » Le reformatage du cerveau haïtien souscrit à la nécessité d’un discours critique sur l’indispensable décantation de notre inconscient collectif et de nos pratiques saint-dominguoises. Le faire semblant s’origine dans cette panne d’inspiration qui a poussé les enfants créoles et bossales de la révolution haïtienne à inventer un monde binaire où tout se ramène au « noirisme » ou au « mulâtrisme ».

À la vérité, la panne d’inspiration a aussi beaucoup affecté les recherches historiques. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, Pétion et Haïti de Joseph Saint-Rémy est un panégyrique de Pétion. Sénateur sous Pétion et grand commis de l’Etat sous Boyer, Alexis Beaubrun Ardouin se révèle un thuriféraire du césarisme de l’inventeur la présidence à vie et un panégyriste de l’absolutisme lourd de Boyer. On comprend pourquoi le général républicain André Rigaud, auquel Ardouin n’a jamais pardonné la scission du sud en 1810, connut sa griffe. En clair, l’historiographie haïtienne n’a pas échappé aux coteries, vouées à maintenir aux dépens du bon sens et du goût, des préjugés pouvant être aussi sincères que contraires à la raison. Dans leur bacchanale de la déraison, les coteries croient défendre la cause du juste, du vrai et du beau et ont recours aux cabales lorsqu’il s’agit de conspirer pour le succès de leurs opinions et de leurs intérêts. Guy-Joseph Bonnet, ancien aide de Camp de Rigaud, ne souffre d’aucune ambivalence face à Rigaud et à Jérôme Maximilien Borgella. Antoine Bernard Thomas Madiou, qui a occupé des fonctions et postes importants sous les gouvernements de Soulouque, Geffrard, Saget et Salomon, arrive difficilement à tenir l’équilibre. En bon créole, il penche du côté de Toussaint Louverture et des mulâtres. Cependant, à partir des années 50, et ce n’est pas une coïncidence, le nom d’André Rigaud commence à disparaitre des livres d’histoire pour enfoncer la négritude totalitaire avec burin dans la tête des petits écoliers avec le manuel classique d’histoire d’Haïti de Justin Chrysostome Dorsainville.

S’il faut tenir compte du mauvais tournant pris avec le mulâtrisme comme le noirisme, on constate que la bêtise a coûté encore beaucoup plus chère que la connaissance. En témoigne la légèreté avec laquelle le populisme de de gauche comme de droite abordent certains dossiers qui poussa le journaliste Roberson Alphonse à parler de la baisse des recettes pétrolières de l’État haïtien en ces termes : « La saignée est importante au point que, pour les mois de février et mars 2017, les recettes pétrolières sont respectivement de 28 895 736, 38 gourdes et 22 618 518, 19 gourdes. Pour ces mêmes mois, en 2016, en février, les recettes pétrolières étaient de 963 424 730, 00 et de 850 767 727, 00 gourdes. "La situation, au bout du compte, est intenable pour le Trésor", a confié, off the record, une source au ministère de l’Économie et des Finances. Avant cette période difficile, chaque mois, les recettes pétrolières étaient entre 900 000 000 et 1 000 000 000 de gourdes et plus. Ces recettes représentaient autour de 1/6 des ressources internes du budget de la République avant ces temps de difficultés[3]. »

Cette saison de vaches maigres aurait dû normalement inviter à l’austérité. Pourtant, en plus de leur salaire, les parlementaires haïtiens se sont accrochés aux frais, aux per diem et aux privilèges induits par leur charge d’élu. Pour harmoniser les rapports entre l’exécutif et le législatif, « nos honorables parlementaires ont aussi droit à des crédits budgétaires pour s’habiller, pour s’installer, pour habiter, pour ouvrir bureau, pour se doter de consultants, pour communiquer. Ils ont aussi une allocation véhicule. Une franchise douanière. La possibilité de se faire louer des véhicules sur le budget du Parlement et autres petits avantages. S’y ajoutent les fonds obtenus ici ou là pour les projets ou pour couvrir des besoins ponctuels[4]. » Franchement, la véritable question serait de savoir plutôt en quoi sont-ils honorables. La corruption est ainsi institutionnalisée par les fils de l’arrière-pays qui utilisent leurs postes électifs pour la cautionner. « Ce n’est pas de la corruption, » ironise Frantz Duval, « car tout est dans le budget et aucune contrepartie n’est attendue de nos représentants[5]. » Les perturbations introduites par le personnel politique ont changé les normes et légalisé la corruption. Selon Dieudonné Joachim, « En dépit des mesures annoncées comme la pratique du Cash Management, les autorités n’arrivent toujours pas à combler le vide laissé par le manque à gagner des redevances pétrolières. Les prévisions tablaient sur 1 milliard de gourdes par mois, soit 12 milliards durant l’année fiscale. Pourtant le non-ajustement des prix à la pompe, suivant les cours du pétrole sur le marché mondial, empêche l’État de retrouver son équilibre[6]. »

Comme le miroir aux alouettes des Haïtiens, le « faire semblant » régit le fonctionnement de l’administration publique. Roberson Alphonse ne prit pas de gants lorsqu’il affirma que « l’administration de Martelly, roulant sur les dollars du programme de prêt PetroCaribe, a déboursé 23,9 millions de dollars pour construire un « complexe d’infrastructures sociocommunautaires au wharf de Jérémie », dans la commune de Cité-Soleil. Inauguré au début du mois de février 2016 par le chef de l'État après plus de deux ans de travaux, le complexe, qui dispose d’un centre de formation technique et professionnelle, d’un marché public pouvant contenir 1 340 marchands, d’un sous-commissariat et d’un quai, est aujourd’hui à l’abandon. [7]» Comment expliquer que dans un pays en ruines s’amoncellent des projets inachevés ? Comment expliquer cette gloutonnerie politicienne qui s’est abattue sur le dépeçage territorial ? En ce sens, cette proposition de loi créant la commune des Iles Cayemites mérite d’être abordée sous cet angle.

En effet, cette énième saute d’humeur au plus haut niveau décisionnel nous met une fois de trop en face d’un mimétisme dangereux. A ce rythme-là, si rien n’est fait, on ne devrait pas s’étonner de voir chaque quartier élire un maire et que chaque ville soit représentée à la chambre des députés. « Cette loi, déposée par [le sénateur] Andris Riché en août 2016, vient répondre, conformément au rapport de la commission Intérieur qui a travaillé là-dessus, à un dilemme : l’incapacité de Pestel à fournir les services sociaux de base aux habitants des îles adjacentes (grosse et petite Cayemites). [8]» En fait, cette approche simpliste avec laquelle les grands dossiers sont abordés et traités donne toutes les raisons d’être inquiet. Ce nihilisme promeut l’inanité de la morale et encourage notre panne d’inspiration qui débouche inévitablement sur : « tout sak pa bon pou yon, li bon pou yon lot ». Avec ce mode de pensée binaire, tout a une valeur, y compris ce qui semble absurde ou arbitraire. La violence, la cruauté et la richesse deviennent des vertus. La peur, le besoin de sécurité ou le manque de confiance en soi et dans les autres nous raccrochent à cette confortable logique binaire.

Pour contrecarrer tout effort de réflexion critique, les Haïtiens abondent dans la consécration de la facilité. Comment comprendre cet arsenal de balivernes du genre « ba Ayiti yon chans » si ce n’est la sublimation du statu quo ? Ne devrait-on pas reconnaitre les traits caractéristiques d’un enfant incapable de cerner sa réalité ? À titre d’exemple, le «de-risking » n’est pas perçu comme un danger. Pourtant, les Haïtiens connaissent bien l’influence du crime organisé. Haïti ne peut se permettre aucun préjudice additionnel à sa réputation. En plus de graves coûts sociaux et politiques, si elle n’est pas maîtrisée ou éradiquée, la criminalité organisée peut infiltrer les institutions financières, contrôler des secteurs de l’économie et corrompre les trois pouvoirs de l’État. Depuis qu’Haïti est devenu une plateforme logistique pour le commerce international des stupéfiants, la société haïtienne assiste à l’effritement du tissu social et à la disparition des normes collectives déontologiques. Comme l’a expliqué Camille Loty Malebranche, « l’axiologie haïtienne est à refaire, c’est à dire toute notre échelle de valeurs, toute notre approche de l’homme et de la société, tout notre projet avorté de Nation, tout notre système étatique (État Moloch) et ses structures, toute notre mentalité d’ostracisme qui exclut toujours l’autre, tout notre ego gigantesque qui monopolise, accapare tout par supériorité vis à vis de l’autre qui ne mérite rien, car notre weltanschauung (vision du monde) est pourrie jusqu’au médullaire. [9]»

 

La Calamité Rose: Ayiti-Exit - la nécessité d’arrêter la Caravane du Faire Semblant (2 de 9)



[1] Frantz Duval, « Les arbres repousseront avant que l’État ne nomme un coordonnateur pour l’après-Matthew », publié le 26 avril 2017, Le Nouvelliste, consulté le 28 juillet 2017, http://www.lenouvelliste.com/article/170501/les-arbres-repousseront-avant-que-letat-ne-nomme-un-coordonnateur-pour-lapres-matthew

[2] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, (1961), Paris, La Découverte, 2002, p. 201

[3] Roberson Alphonse, “Forte baisse des recettes pétrolières “, Le Nouvelliste, publié le 7 avril 2017, http://lenouvelliste.com/article/169980/forte-baisse-de-recettes-petrolieres

[4] Frantz Duval, “Consensus sur la répartition des ressources de l’État”, Le Nouvelliste, publié le 17 avril 2017, http://lenouvelliste.com/article/170183/consensus-sur-la-repartition-des-ressources-de-letat

[5] Ibid

[6] Dieudonné Joachim, “Haïti doit USD 3 milliards, dont 90% au Venezuela”, Le Nouvelliste, publié le 13 avril 2017, http://lenouvelliste.com/article/170121/haiti-doit-usd-3-milliards-dont-90-au-venezuela

[7] Roberson Alphonse, “PetroCaribe: 23,9 millions de dollars pour construire un complexe aujourd'hui abandonné”, Le Nouvelliste, publié le 17 avril 2017, http://lenouvelliste.com/article/170169/petrocaribe-239-millions-de-dollars-pour-construire-un-complexe-aujourdhui-abandonne

[8] Juno Jean Baptiste, “Les sénateurs adoptent la loi créant la commune des Iles Cayemites”, Le Nouvelliste, publié le 6 avril 2017, http://lenouvelliste.com/article/169930/les-senateurs-adoptent-la-loi-creant-la-commune-des-iles-cayemites

[9] Camille Loty Maleberanche, “Pour une nouvelle axiologie haïtienne “, AlterPresse, 14 novembre 2007, www.alterpresse.org

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