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Haiti: Le Syndrome du Chien Couchant (1 de 6)

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 Par Alin Louis Hall,  20 Juin 2016 --- Au cours de notre histoire, le comportement de chien couchant n’a pas suffisamment attiré l’attention. Avec l’explosion des technologies de l’information et de la communication, ce phénomène a atteint un tel degré qu’il importe de s’y arrêter. En effet, les exemples de ce syndrome terrifiant pullulent. Sorti du moule colonial, ce marasme mental paralyse la société haïtienne depuis deux siècles, contrôle notre inconscient de peuple et traverse les générations. Sans coup férir. Notre incapacité à repenser notre condition qui en découle a fait de ce syndrome notre première menace à sécurité nationale. Comme un infarctus foudroyant, cette structure mentale déficiente endémique entrave le recyclage de nos cadres de pensée. Notre inaptitude à distinguer le fondamental de l’accessoire, le primaire du secondaire, bouleverse dans tous ses aspects. Avec le développement fulgurant des réseaux sociaux et possibilités y associées, les psychologues, psychanalystes et psychiatres ont a portée de main des expériences cliniques pour mieux diagnostiquer notre état mental. Les comportements affichés par les Haïtiens et leurs commentaires constituent des matériaux bruts pour faire avancer les recherches. On peut y voir l’incohérence, la confusion, l’incapacité de raisonnement et surtout la manipulation des faits avec toutes sortes de distorsions de l’information.

C’est assurément cet état de délabrement mental qui inspirait déjà un Justin Lhérisson qui, en 1905, publia «La famille des Pitite-Caille». A une époque particulièrement troublée de notre histoire, l’auteur de l'hymne national haïtien fut un observateur attentif de la société et raconte l’histoire d’Eliézer Pitite-Caille qui, un homme du peuple, s'enrichit grâce à l'industrie de sa femme Velléda, renommée tireuse de cartes et préparatrice de potions magiques que même les dames de la haute société consultaient en cachette. Pour continuer son ascension sociale, Eliézer devint franc-maçon. Ensuite, le scénario classique du transfert de classe : les beaux quartiers et les enfants vont étudier en France. Mais, la descente aux enfers de la famille commence avec la candidature d’Eliezer à la députation. Pour les besoins de la campagne, il recrute Boutenègre, un «chef de bouquement» dont il devient la dupe. Ce dernier exploite son ambition et lui soutire des sommes importantes. Avec sa générosité comme tremplin, Eliézer voit sa popularité augmenter jusqu'à inquiéter le pouvoir. Au cours d'une émeute, il est arrêté, brutalisé, et retenu en prison jusqu'après les élections. Désabusé, il rentre chez lui prématurément vieilli par les mauvais traitements et jure de renoncer à la politique. Mais, faussement dénoncé, il est à nouveau arrêté et maltraité, et n'est relâché que pour mourir d'apoplexie. Le reste de sa fortune sera dilapidé par ses enfants et sa veuve, toujours désirable, se résignera à devenir l'une des cinquante concubines du général Phueil Lamboy, un militaire haut gradé. Cette justesse de regard, de ton et d’ironie parfois même fort cruelle de Lhérisson dépeint juste avant l’occupation américaine une scène politique haïtienne à laquelle toutes les générations sont très familières.(1) Depuis, les Eliezer se démultiplient à l’ infini. Pourtant, la pensée haïtienne refuse d’analyser ce phénomène.

Dans ce même ordre d’idées, il convient d’attaquer les causes profondes qui font triompher la léthargie sur l’inertie. En effet, depuis février 1986 se sont manifestées toutes sortes d’aspirations. Pourquoi sommes-nous restés ankylosés dans notre incapacité à gérer certains acquis démocratiques ? Pourquoi les revendications fondamentales ont-elles été toutes des rendez-vous manqués ? Education, autosuffisance alimentaire, autonomie énergétique, maîtrise de l’eau, préservation et valorisation environnementales, bien-être social, production et redistribution des richesses…Le peuple haïtien qui a milité et manifesté pour l’affirmation de ces choix essentiels ne peut plus continuer à assumer les conséquences d’une telle désespérance. Haïti est encore une fois face à son destin. Seule. La populace, entre l’opium de la religion et celui du football, se retrouve endormie dans l’espérance de la résurrection en attente de la multiplication des pains.

Parce que le statu quo a souvent brouillé les cartes, c’est au plus haut niveau de conviction que les Haïtiens se doivent de sonner le tocsin pour un appel citoyen afin de trouver aujourd’hui une réponse à une question fondamentale : Quelle Haïti pour demain? A l’heure où notre vision économique s’accommode lâchement du pire, comment articuler une réflexion cohérente et mobiliser des énergies disponibles pour sortir du non-développement durable colonial. Le présent texte procède du seul désir, bien légitime, de comprendre l’urgence d’un nouveau contrat social, d’un nouveau modèle économique et de l’instauration de l’ordre républicain. De la seule nécessité, impérieuse, d’éclairer le futur. Du seul projet, vital, de dégager avec clarté les perspectives et opportunités qui s’offrent aux Haïtiens pour un avenir partagé.

Dans la dernière phase de notre guerre de libération, Leclerc et Rochambeau avaient fait venir de Cuba des « dogues Â» pour retrouver les Africains «esclavagisés» en cavale. Au sujet de cette tactique, le 5 avril 1803, Rochambeau, dans une lettre au général Jean-Pierre Ramel, écrivait:« Je vous envoie, mon cher commandant, un détachement de la garde nationale du Cap, commandé par M. Bari. Il est suivi de 28 chiens bouledogues. Ces renforts vous mettront à même de terminer entièrement vos opérations. Je ne dois pas vous laisser ignorer qu’il ne vous sera passé en compte aucune ration, ni dépense pour la nourriture de ces chiens. Vous devez leur donner des nègres à manger. Je vous salue affectueusement.» (2) Nous reviendrons sur cette cruelle inhumanité. Toutefois, soulignons qu’il ne s’agit pas ici de dénigrer le meilleur ami de l’homme mais plutôt de reconnaitre la probabilité que les «dogues» de Cuba se soient croisés à des races autochtones pour donner naissance à des variétés locales très prolifiques. En clair, on se doit de reconsidérer l’efficacité des « saucisses empoisonnées Â».

Dans une lettre adressée à Dessalines en date du 18 nivôse an 11 (8 janvier 1803) le général de brigade Nicolas Geffrard écrivait : « Nous voici parvenu à un moment décisif et il va falloir nous concentrer et cesser d'offrir le spectacle d'un soulèvement d'hommes dispersés sans ordre et sans commandement. L'ennemy n'a fait jusqu'ici que tirer parti de cette grande faiblesse; nous sommes déjà redoutable à cause de notre volonté de vivre libre ou de mourir, nous deviendrons invincibles si nous nous unissons sous un commandement suprême. Je viens d'écrire au Général Christophe en ce sens et je suis assuré de sa réponse positive. Â» (3) Au moment où la société haïtienne se barricade derrière l’accommodation au pire comme vision du futur, comment renouer avec la dynamique unitaire qui déboucha sur la culmination de la résilience du 18 novembre 1803 pour mobiliser ainsi l’énergie de la honte ? Afin de dégager un nouvel horizon à l’espoir, il importe de revenir sur le vide existentiel qui constitue l’empreinte génétique de la classe politique d’hier comme celle d’aujourd’hui. A ce sujet, les travaux de Theophilus G. Stewart proposent une piste qui mérite d’être explorée avec rigueur et prudence. Selon Stewart, l’échec haïtien se résumerait à une question fondamentale à laquelle la réponse semble être « le pouvoir par tous les moyens Â». Stewart avance que « la révolution haïtienne a été réalisée d'une part par des esclaves qui se battaient principalement pour le droit de se posséder; et de l'autre par des hommes, à moitié libres, qui revendiquaient principalement l'autre moitié de leur liberté - leurs droits en tant que citoyens français. Ils se sont retrouvés dans l’obligation de former une organisation politique avant d’avoir atteint un certain niveau d’émancipation sociale et une juste conscience de ce qu’est la vie nationale. Leur motivation était purement militaire, et la nation pour eux se résumait à l'armée.» (4) Stewart semble suggérer que les cinq siècles d’esclavage, comme mode de production ayant pavé la voie au capitalisme et son association à ce dernier, ont créé les conditions fécondes instituant le « Pito nou lèd nou la Â» (vaux mieux être laid mais vivant) comme cadre de référence.

L’analyse que nous proposons est alimentée non seulement par les réflexions et travaux de Frantz Fanon, Aimé Césaire, Theophilus G. Stewart, Cheikh Anta Diop, Florence Gauthier, Philippe R Girard, Rayford Logan, Gordon S. Brown, Carolyn Fick, David Patrick Geggus, Thomas Madiou, Justune Lhérisson, Leslie Péan et Vertus Saint Louis mais aussi supportée par les recherches de Pierre Badin, Georges Devereux, Carl Rogers et du Dr Joy DeGruy. Cet article en six parties propose de nouveaux sentiers et tente d’expliquer comment nous sommes arrivés à ce carrefour de la culmination de tous les dénis et de la somme de tous les dangers. Son objectif central est d’appeler à un reformatage de notre cerveau sans lequel aucune régénération n’est possible. Il faut remettre les pendules à l’heure pour la décantation de notre imaginaire collectif afin d’en extirper les scories. Pour arrêter sa manipulation par les dépositaires de la zombification des masses. Ce texte procède du seul désir d’ouvrir avec clarté les pages de nos annales coloniales et de les comparer à la période actuelle. Ce n’est plus à démontrer que nous avons craché sur l’héritage du 1er janvier 1804 au point où les Haïtiens n’arrivent pas à dégager une conscience nationale à contre-courant avec le statu quo. Pourquoi cette léthargie dans l’inertie ? A cette question, la circonspection s’inscrit dans la nécessité que toute tentative de réponse s’inscrive dans la nécessité d’un discours critique sur la pérennisation des pratiques d’hier. Notre fibre existentielle est nourrie par la perversion dont la monstruosité s’étale dans une splendeur déconcertante avec le «banditisme légal ». Avec cette prédisposition et disponibilité à introniser la corruption comme mode de pensée et de vie, il devient aisé de comprendre la facilité avec laquelle la pharmacopée haïtienne a pu ajouter à sa liste deux nouveaux produits. Après « Fritz, l’irritant », les thuriféraires de l’absurde ont découvert «Enex, le sédatif» pour enrober le suppositoire du statu quo. Administrable sans lubrifiant pour la satisfaction des chiens couchants en charge du maintien par la terreur de l’ordre colonial. Pour dire les choses autrement, le manque de caractère de l’homme haïtien est la crise endémique qu’on a trop longtemps ignorée. Alors, pourquoi le syndrome du chien couchant est si prévalent en Haïti ?

Nous ne pouvons plus remettre à demain la nécessité de nous pencher sur les origines de notre « déficit d’être Â». Il nous faut chercher à comprendre pourquoi et comment les Haïtiens sont devenus des mercenaires qui ont intériorisé le fratricide et la corruption. Pour maintenir la société coloniale sans sanction, il suffit d’être léger. Sans dent et de tous les tons. Comme les dilapidateurs des deniers publics qui en voulaient à la rectitude d’Anténor Firmin, les chiens couchants en veulent aux incorruptibles qui s’en prennent à ceux qui ont cautionné toutes les forfaitures de la grande vadrouille rose et qui continuent effrontément à nous faire avaler la couleuvre du «faire semblant». Tout de même, ne soyons pas désorientés. S’accrochant au pouvoir politique d’une démocratie tronquée, les nihilistes ont fait du vote une transaction financière et, dans certains cas, un commerce de détail. Fascinante, tout de même, leur détermination à empêcher qu’on mette à nu ceux qui ont leurs mains trempées dans la mascarade électorale. Ils osent même s’attaquer à l’honorabilité de François Benoit au moment où la Commission Indépendante d’Evaluation et de Vérification Electorale (CIEVE) vient tout juste de révéler les secrets de l’alchimie derrière la farce du 9 aout et du 25 octobre 2015. Sans ambigüité aucune, l’analyse sans complaisance conduite à partir des bureaux de vote (BV) et des Cartes d’Identification Nationale (CIN) a délivré un verdict impartial, insécable et sans appel. Sans grande surprise, le rapport de la CIEVE dirigé par François Benoit a étalé au grand jour la maladroite sophistication de la mise en scène d’un film vide et sans originalité. Avec des acteurs aussi piètres et un scénario sans ressort ni surprise, le public s’en est vite lassé. Un véritable navet. Rideau !

Le « syndrome du chien couchant » renvoie donc essentiellement à notre comportement qui découle du formatage de notre cerveau dès la naissance. Le chien couchant fait autant sinon plus de dégâts que son maitre étranger. Il est une arme de destruction massive capable de se métamorphoser en chien de guerre à la solde du blanc pour maintenir l’ordre colonial par la terreur. C’est justement l’observation de ce comportement qui fit dire à Louis Joseph Janvier en 1908 « Singulier petit pays, même les cochons s’ils le pouvaient, le quitteraient ». Ce particularisme que dénonçait Janvier fait qu’Haïti soit le seul pays de sa région à ne pas s’aligner sur le changement d’heure périodique le 27 mars dernier. Il s’en suit que notre éducation de base tend à créer des individus narcissiques persuadés que le monde tourne autour d’eux. De ce fait, notre conscience s’en ressent car elle ne voit pas immédiatement l’ensemble mais plutôt l’individu, encore moins le libre arbitre mais surtout l’arbitraire comme source de pouvoir. Le même type de pouvoir que les anciens commandeurs exerçaient sur la plantation et le même paradigme de commandement auquel ils avaient assujetti l’armée. Avec cette vision du monde, on peut expliquer ainsi l’absence du mot «droit» dans l’Acte de l’Indépendance. Fait significatif démontrant les limitations de la pédagogie de l’arbitraire de l’école coloniale d’autant plus que le document fondateur est rédigé par Boisrond Tonnerre, un mulâtre qui fit ses études en France à un moment où la question des droits de l’homme et du citoyen était grandement agitée.

(à suivre)

Alin Louis Hal

Références :


(1) Justin Lhérisson, La famille des Pitite-Caille, Imprimerie Auguste A Héraux, Port-au-Prince, 1905

(2) «Lettre au général Jean-Pierre Ramel», commandant de l’île de la Tortue, cité in Victor Schoelcher, Vie de Toussaint-Louverture, éditions Kartala, Paris, 1982, p. 373.

(3) Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 30

(4) Theophilus G. Stewart, The Haitian revolution, 1791 to 1804: or, Side Lights on the French Revolution New-York, Crowell Publishers, 1914, p.iv»